ROCK AND FOLK SPECIAL U2
Voilà,
c'est ce moment. Tous les quatre ans, avec une régularité proprement
bissextile, la bande à Bono s'invite en couverture de ce journal. Normal.
Le plus gros groupe de rock du monde a envie de s'afficher à la une du
plus gros journal rock de chaque pays. Notre avis ne compte pas, la qualité
de la musique non plus. Dans le merveilleux film "All About Eve" (1950)
de Joseph L Mankiewicz, George Sanders, dans le rôle du critique théâtral
Addison de Witt, explique l'intérêt de sa fonction à la
troublante Anne Baxter : "Je suis un critique, je donne mon avis, je fais
partie de cette industrie." Qu'il nous soit ici permis de constater que
notre avis, avec les années, est réduit comme la proverbiale peau
de chagrin. "On vous envoie la photo de couv', coco, l'interview c'est
demain, à onze heures à Dublin. " Elle est pas belle, la
vie ?
U2 est une puissance industrielle. Son nouvel album représente des parts
de marché pour les actionnaires d'un groupe réputé. La
machine tourne et, pour ceux qui chercheraient un supplément d'âme,
n'a-t-on pas nommé Bono "fils spirituel de John Lennon" dans
le journal Libération ?
Ici le bât blessera. On va parler photos. Généreusement
offertes par le groupe, celles que nous ont envoyées U2 cette année
nous ont semblé manquer de peps, de vie, de cette indicible notion rock'n'rollienne
que nous nous échinons à rendre à nos lecteurs de mois
en mois.
Notre directeur
artistique, Vincent Tannières, s'est intercalé. Rien n'y a fait.
C'est comme cela parce que ce n'est pas autrement, c'est la loi, c'est U2. Voilà
pourquoi nous avons osé proposer un débat autour des fameuses
années 80. Etait-ce bien?
Depuis des mois, votre courrier bruit d'appels au meurtre de cette maudite décennie.
Faut-il l'achever ou la réhabiliter?
La musique des U2 pourra-t-elle aider dans cette démarche? Dur à
dire. Leur prochain disque, pour nous rendre compte, nous aurions aimé
l'écouter.
Philippe Manoeuvre.
>> L'interview
Septembre 2000, l'été s'éteint même dans le sud à Bono-sur- mer où les quatre U2 ont élu domicile durant cette fin de période estivale. Pour fumer tranquille d'abord, discuter de "All That You Can't Leave Behind" leur nouvel album sans fards ni trompette, le plus accessible depuis "Boy", et éventuellement faire leur discorama. Suggérée par la world company, l'affaire manqua évidemment de tourner court. Un email bien envoyé de Sanvic rectifia le tir et sauva la mise au point que le quatuor, silencieux depuis son controversé "Pop" qui fit s'épancher la synovie de la critique et renâcler les fans de bases par millions, proposa la veille de l'interview de donner à ce journal quatre heures de son temps réputé précieux. A trois mètres de la Méditerranée, autour d'une table à café encombrée de pochettes , cigarettes, piles et magnéto, l'un des cinq plus grands groupes du monde va se confesser. Jouer franco. A l'abri du besoin, au creux d'une crique grise perle susceptible de réconcilier un Normand avec ce maudit Sud, Bono (costume élimé, sandalettes de cosmonautes et lunettes scifi bleues), The Edge(Bonnet bleu et bleu bonnet), Larry Mullen (le batteur tedy boy) et Adam Clayton (bassiste poivre et sel) racontent leur ascension vers l'échafaud de la gloire globale.
Le nouvel album de U2 est annoncé pour le 31 octobre. Oubliées les expériences techno: en haut lieu on nous promet un "Joshua tree" bis. Rassuré, le rédacteur de R&F prie Bono, The Edge, Adam et Larry de se pencher sur leur vaste carrière de plus grand groupe du monde.
Rock&Folk
: Larry, dans une de vos premières
interviews, vous déclariez avoir rejoint U2 parce que vous ne buviez
pas et n'étiez pas intéressé par les filles...
Larry Mullen : J'ai toujours été un menteur
particulièrement doué (rires). J'ai tout lait dans ce métier
pour essayer de coucher, regardez mes cheveux, la vérité est que
je ne savais rien faire d'autre que de la batterie, ce qui est toujours le cas
aujourd'hui.
R&F : ce qui choque le plus à la réécoute de vos premiers
albums, c'est le fait qu'ils ne Correspondaient absolument pas au standard de
l'époque : "Boy", paru en 1980, ne sonne pas du tout new wave.
Bono : c'est essentiellement dû à notre propre dysfonctionnement
: on ne sonnait comme personne car on en était bien incapable. Nous étions
des musiciens particulièrement mauvais. C'est un peu banal de dire ca
aujourd'hui car c'est ce qu'avaient affirmé tous les punis, tout ce nihilisme
ennuyeux... mais en ce qui nous concerne, c'était la stricte vérité.
on cherchait des couleurs, une certaine transcendance... on s'est mis à
écouter des trucs psychédéliques et Edge s'est acheté
une pédale d'écho, on en a mis partout. C'est ce qui nous a conduits
vers des contrées musicales plus étranges. Dés le départ,
notre musique était réellement basée sur le son...
Larry Mullen : Il ne faut pas oublier que nous sommes de
Dublin, nous étions coupés du reste du monde. Bono : on est un
groupe de rock, on ne savait pas trop ce que l'on taisait. la pédale
d'écho masquait un peu tout ça et nous aidait rythmiquement. on
se calait dessus, c'était presque de la techno.
The Edge : on estimait également que la concurrence était particulièrement
triste, voire sordide, et on restait convaincus qu'il était possible
de mettre un peu d'optimisme dans tout ça. on adorait l'esprit puni mais
on a vite constaté que ces gens ne feraient pas la révolution.
il n'y avait rien de réellement neuf ou vital sous leur soleil...
R&F : Le fait d'avoir énormément joué live avant d'enregistrer
"Boy" a dû vous aider, non ?
The Edge : on voulait être agressif mais rester positif et innovateur
dans le même temps. C'est là que Steve Lillywhite, fort de son
succès avec Siouxsie & The Banshees, nous a réellement aidés.
C'est un amoureux de la musique, un designer de sons et d'idées qui a
amplement contribué à ce que nous sommes devenus par la suite.
Larry Mullen : il nous est vraiment facile de parler de cet
album car il représente exactement la quintessence de ce que nous étions
alors, dans toute sa pureté. on jouait tous dans la même pièce,
à la dure. Par la suite, les choses sont devenues plus élaborées.
R&F : Dès "October" vous confirmez votre style unique
: The Edge future des accords filandreux noyés dans la reverb tandis
que c'est à Adam qu'incombe la tâche des changements d'accords
en jouant leur note.
The Edge : c'est un peu comme de la musique classique, une approche orchestrée.
on n'a jamais été fans des accords évidents : à
un côté mur de son, on a toujours voulu opposer quelque chose de
plus diffus, de plus sensoriel, pour qu'apparaissent d'autres mélodies
autour de la principale. on a énormément improvisé sur
"October'. on a commencé à apercevoir que le pouvoir et l'émotion
de la musique ne venaient pas uniquement de la mélodie ou des paroles.
R&F: "October" est également réputé pour
son contenu spirituel. Considérez-vous toujours que le rock soit très
approprié pour faire passer des idées et des messages ?
Bono : certainement. En ce qui concerne "October', ce qui s'est passé
est très simple. Nous étions à Seattle, lors de notre première
tournée américaine, et deux filles splendides sont venues nous
voir backstage, ce qui ne nous était jamais arrivé. Nous étions
si subjugués que l'une d'entre elle a réussi à nous fausser
compagnie avec un sac contenant mon carnet avec toutes les paroles de l'album.
J'ai dû réécrire de nouveaux textes.
Lorsque notre manager a apporté l'album à Chris Blackwell de Island
Records en disant qu'on avait enregistré quelque chose d'un peu ésotérique,
j'étais persuadé qu'on allait se foire jeter. Mais, habitué
à Bob Marley et aux musiciens de reggae, chris savait pertinemment que
tout vient de l'âme et du coeur et il nous a encouragés dans ce
sens. Mettre des chants grégoriens sur une chanson pop était plutôt
osé à l'époque.
R&F : Avec "War", U2 décolle véritablement.
The Edge : "War" renoue avec ces bases, les expérimentations
ne nuisent pas à l'énergie. Pour la première fois, j'ai
travaillé dans mon coin et proposé au groupe des riffs et des
suites d'accords que nous avons développé lors des balances.
Bono : c'était le début d'un mouvement contestataire positif
dont l'apogée fut le Live Aid en 1985.
The Edge : Pour ma part, j'en garde un souvenir abominable : je crois que c'est
le plus mauvais concert qu'on ait jamais donné mais chacun sait que Bono
a toit très fort ce jour-là. ce n'était pas la première
fois qu'il descendait dans le public mais nous jouions dans un stade de cette
capacité pour la première fois et j'ai le souvenir que ça
lui a pris des heures pour aller se mélanger aux premiers rangs.
Bono: Avant qu'on monte sur la scène à Wembley, les gens
s'étaient mis à chanter spontanément le refrain de fin
de "40" et backstage on nous disait :"Hé, mais tout votre
fan-club est là... "
R&F : Concerné, en éveil, mais pas forcément misanthrope...
Bono : Exactement. Les gens se demandaient où étaient les
balles. Le toit est que venant d'Irlande, on vivait avec les balles et tous
ces gens qui parlent de révolution et arborent le mot "War"
sur leur tee-shirt. il y a toujours eu un décalage entre nous et ces
jeunes issus de la classe moyenne, qui allaient à l'université,
faisaient sciences politiques avec en tête l'idée de rejoindre
l'IRA. ils s'assoient un jour à des tables pas plus grandes que celle-là
pour décider où ils vont placer les bombes pour qu'elles soient
les plus meurtrières, qui ils vont bien pouvoir assassiner...
Adam clayton : Lorsqu'on s'est
rendu compte à quel point les droits de l'homme étaient bafoués,
on s'est jeté dans la bataille avec notre musique en guise d'étendard.
Nous étions bien placés pour savoir que le terrorisme ne détruit
toujours que des cibles molles : il nous fallait trouver autre chose.
Officiellement abstraits
R&F : Madonna commençait
à faire sacrément parler d'elle à cette époque et
vous étiez de nouveau complètement à côté
de la plaque par rapport à toute cette scène.
Bono : c'est certain : l'esprit material girl, la pseudo prospérité
des années 80, la dance... Aujourd'hui, j'ai appris à mieux apprécier
tout ça mais à l'époque, cela ne signifiait rien pour nous,
on était des...
R&F : Des punks ?
Bono : oui, c'est le seul mot qui convient.
R&F : "Sunday Bloody Sunday" corrobore exactement ces propos.
Bono : on était naïf au point de croire qu'on pouvait aborder
le sujet des guerres de religion dans une chanson sans qu'il en découle
de conséquences.
R&F : vous n'avez jamais
rechigné à montrer vos émotions...
Bono : Honnêtement, je
peux le dire après toutes ces années, "War" est complètement
inspiré par John Lennon : on avait des trucs à dire, en lettres
capitales, et on a flanqué un rythme derrière. John a été
un guide pour nous.
R&F : Au plan de la production,
comment Voyez-vous votre évolution?
Bono: Aux USA, on nous a souvent
comparés aux Who, ce que je comprends tout à fait, si on s'en
tient à notre aspect bataille, hi energy. Mais au bout de trois albums,
on craignait d'être considéré comme un groupe unidimensionnel.
Lorsqu'on a suggéré Brian Eno à chris Blackwell pour "The
Unforgettable Fire" en 1984, il était furieux et a tenté
de nous convaincre que ce serait une grossière erreur. Mais finalement,
il a dû se ranger à notre choix. En fait, vers le milieu des années
80, Brian avait pratiquement quitté la musique. il en avait assez de
la musique arty de New York, des gens avec des prétentions intellectuelles,
il se passionnait pour la soul, le gospel. Et de manière assez incroyable,
c'est cette dimension qu'il a apportée à U2. Lorsqu'on l'a rencontré,
il nous a dit : "Je ne suis plus vraiment dans le rock. "Je lui rétorqué
: "Formidable, nous, on veut en sortir, trouvons quelque chose de frais
et nouveau ensemble"(rires).
Quand il nous a déclaré : "Mais, je n'aime pas les studios,nous
lui avons répondu : "super, nous non plus. " Daniel Lanois,
que Brian voulait impliquer, n'arrêtait pas de dire que les studios tuaient
la créativité et qu'il fallait enregistrer ailleurs.
Aujourd'hui tout le monde sait ça mais, à l'époque, c'était
plutôt révolutionnaire.
The Edge : Dés lors, on a mieux su développer nos idées,
maîtriser nos instincts.
Bono : Eno a été surpris de constater qu'on avait également
des théories et la confrontation ne manquait pas de sel. on l'a vraiment
poussé dans ses ultimes retranchements. A la fin de l'enregistrement,
tandis qu'il avait été très réservé jusqu'alors,
il a enlevé sa chemise, nous aussi du même coup, et il s'est allongé
sous la console, complètement crevé en faisant : "Laissez-moi
partir, j'ai une exposition à Dortmund, il y a des gens qui me prennent
au sérieux là-bas, je veux m'en aller. "
R&F : Es t'il vrai que
dès cette époque, vous avez commencé à enregistrer
beaucoup plus que votre label était capable de publier ?
Bono : Exact. La vérité est qu'on n'est pas très fort
pour refaire exactement la même chose et, Au coup, on enregistre systématiquement
tout ce que l'on joue, afin de pouvoir s'y référer en cas de nécessité.
R&F : C'est ainsi que vous êtes devenu un groupe impressionniste.
Bono : Noyé dans le brouillard. Avant d'enregistrer le nouvel album,
Edge a suggéré qu'on réécoute ensemble le best of.
"The Unforgettable Fire" passe toujours bien. c'était l'un
des disques favoris de Miles Davis. Lorsqu'il était dans le coma, on
lui passait ses 10 albums préférés et celui-là en
faisait partie. Peut-être était-ce à cause des références
à Martin Luther King, ou l'aspect ambient de la musique. il n'y a que
la couverture qui me sort par les trous de nez aujourd'hui (il la prend dans
ses mains).Qu'est-ce que je fais avec mon bras comme ça ?
R&F : L'enchaînement particulièrement soutenu studio/tournée
ne commençait-il pas à vous peser ?
Bono : On s'ennuie rarement lorsqu'on joue tous les soirs pour 70 000 spectateurs...
c'est plutôt terrifiant. on vient du Punk et on ne sait jamais si ça
va durer. c'est cool de voler en jet, de faire le mariole sur scène,
de chanter ses petites chansons et de ramasser le fric, mais la vérité
est que tous les soirs, U2 se casse comme un oeuf sur la scène et se
répand pour les gens. Et puis pendant l'enregistrement de "The Unforgettable
Fire", nous avons rencontré Bob Dylan, qui nous a fait nous interroger
sur nos racines. Quelles racines ? on est des punks de banlieue...
Lui nous parlait de filiation, de famille... mentionnait John Lee Hooker, insistait
sur le groove. Et on s'est dit qu'il y avait sûrement un truc là,
qu'il était temps de changer de station radio lorsqu'on voyageait à
travers les USA. On a commencé à écouter Billie Holiday,
on est allé à Memphis, on a enregistré à Muscle
Shoals...
R&F : L'enregistrement de "The Joshua Tree", votre album de 1987,
a dû être reporté à cause de vos engagements avec
Amnesty international.
The Edge : Effectivement, l'organisation nous a proposé cette tournée
alors que nous étions sur le point d'entrer à nouveau en studio
avec Brian et Daniel. Nous nous étions engagés, il était
hors de question de se défiler. on est donc parti sur la route avec Lou
Reed, Peter Gabriel, les Neville Brothers et sting, après avoir annulé
les enregistrements prévus. Lorsqu'on s'est retrouvé en studio
à Dublin, nous débordions d'énergie.
La tournée américaine avait été riche en expériences,
Bono avait passé un peu de temps en Amérique du sud, au Nicaragua
et au Salvador et nous voulions exprimer le contraste entre les deux Amériques.
En tant qu'auteur, tout ceci a déclenché chez lui quelque chose.
soudain ses textes avaient plus d'emphase, comme en attestent "Where The
streets Have No Name" ou "Bullet The Blue sky". J'ai pu élaborer
ce que j'appelle aujourd'hui la guitare ambient. on a également constaté
avec "With or Without You" ou "Where The streets Have No Name"
qu'on était capable d'obtenir un succès planétaire tout
en développant ce style initié avec Steve Lilliwhite. c'est d'ailleurs
la raison pour laquelle on l'a rappelé aux côtés de Flood
pour ces deux titres.
R&F : Risque de se prendre au sérieux, non ?
Bono : on était partout, je serrais la paluche de Frank Sinatra,
on enfilait les numéros 1 , génial pour attraper la grosse fête,
tout cela devenait effectivement too much. Et le truc dingue, c'est que chemin
faisant, sans le savoir vraiment, on travaillait sur un disque et un film en
même temps : "Rattle & Hum".
The Edge : Lorsque je revois ces images, je nous trouve particulièrement
gauches. J'ai un peu le sentiment que nous faisions passer nos idées
très maladroitement.
R&F : L'un des meilleurs moments de "Rattle & Hum" est votre
rencontre avec BB King.
Bono : ce qu'il n'a jamais su, c'est qu'une demi-heure avant de faire sa
connaissance, je n'avais pas de texte. Il fallait écrire pour BB King
et je n'avais que la promesse d'une chanson... J'ai griffonné un truc
en catastrophe et on s'en est finalement sorti. Il nous a subjugués.
On se doutait que son jeu de guitare nous renverserait mais pas à ce
qu'il chante comme un volcan en éruption.
R&F : Le succès de 'The Unforgettable Fire" et de la tournée
qui a suivi vous a t'il affectés ?
Adam Clayton : on se sentait différent des autres,
on voulait absolument conquérir l'Amérique.
The Edge : on n'a jamais souhaité rester un petit groupe prisonnier du
ghetto indie. On voulait obtenir le succès à nos conditions et
on a toujours eu la certitude qu'on pourrait y parvenir sans compromission.
La force d'une chanson comme "Pride in The Name of Love)" vient du
fait qu'on entend pertinemment bien que le groupe est particulièrement
fier et soudé. Nous sommes également conscients que ce genre de
morceau a généré son lot de complications : le clip, les
explications à la presse, les justifications. Etant principalement un
groupe de scène, nous étions confrontés à des choses
totalement nouvelles. on n'a jamais été la coqueluche des journaux.
R&F : Vous devenez vraiment le plus grand groupe du monde, vous vendez
des disques par millions, vous accumulez les awards mais, plutôt que de
vous reposer sur ces lauriers, vous changez radicalement de cap pour "Achtung
Baby", concocté aux studios Hansa de Berlin.
Bono : Cet album est notre clin d'oeil à la trilogie européenne
de David Bowie, "Low"/ "Heroes'/ "Lodger', enregistrée
à Hansa avec Eno. Nous avons toujours pensé que ces trois disques-là,
tout comme les deux albums d'Iggy Pop publiés à la même
époque étaient du niveau des Beatles ou de Dylan. Le succès
de ces deux albums, "The Joshua Tree" et "Rattle & Hum"
nous a obligés à tout remettre en perspective. Il fallait qu'on
se réinvente. Hansa était froid, sombre. Larry a toujours trouvé
Berlin noir et blanc mais, à mes yeux, c'était plutôt brun,
marron, tout était marron. La console avait de gros boutons.
The Edge : "Achtung Baby" revêt également une importance
particulière à nos yeux en ce sens que pour la première
fois, dans ses textes, Bono maniait l'ironie faisant allusion à des personnages,
des doubles de lui-même. Et puis nous devenions officiellement abstraits
: la voix de Bono subissait tout, la batterie était explosive... on écoutait
les Young Gods ou Ministry et on était témoins de scènes
hallucinantes comme ces Allemands de l'Est qui remplissaient leur caddie dans
les supermarchés mais ne comprenaient pas pourquoi il fallait passer
à la caisse : ils croyaient que tout était gratuit à l'ouest.
ZOO TV
R&F : En 1991, Paul Oakenfold remixe "Even Better Than The Real Thing"
et on devine queU2 est en train de creuser une brèche vers la scène
techno et électronique. Ce remix reste un morceau d'anthologie.
Bono : on était attiré par toute cette scène depuis
le départ mais Paul nous a en quelque sorte ouvert la voie. Depuis, il
fait le DJ en première partie de nos tournées. c'est lui qui,
le premier, nous a alertés sur le fait que nous faisions partie de cette
scène qu'on le veuille ou non puisque à la fin des premières
raves, il n'était pas rare que le DJ passe "With or Without You"
avec sa basse énorme qui se déroulait sur la foule. Ce remix a
été numéro 1 de chaque côté de l'Atlantique.
R&F : Pour la tournée Zoo TV, vous utilisez des des masques, des
personnages...
Bono : oui, les chansons continuaient à n'être que sang et
larmes mais la façon de les présenter ne pouvait plus être
aussi directe : la tournée Zoo TV était une sorte de dérivatif
pour faire avaler la pilule de la réelle teneur des textes. Les gens
se disaient : "Hé regarde, il change les chaînes avec sa télécommande,
putain, c'est génial" et pourtant les morceaux ne prêtaient
pas précisément à rire.
R&F: Et qui a pensé à appréhender des personnalités
politiques en leur téléphonant de la scène ?
Bono : Adam. L'idée était de n'utiliser que des références
technologiques simples. Les télécommandes, le téléphone.
Et puis ce plan de mettre un montage de George Bush chantant "we will Rock
You" en ouverture du show l'avait tellement perturbé en pleine période
d'élection, qu'il nous cassait du sucre sur le dos durant tous ses mettings.
Alors on a appelé la Maison Blanche tous les soirs, c'était surréaliste
: "Allô, c'est moi Oui,c'est l'opérateur numéro 2 au
téléphone. Je suis désolé, le Président ne
peut pas vous parler ce soir mais il sera ravi si vous lui laissez un message.
"Et la foule se mettait à chanter "I Just called To say I Love
You", le délire...
R&F : De même que "Rattle & Hum" est un peu l'album
conséquence de la tournée Joshua Tree, "zooropa" est
celui du zoo Tv Tour.
Bono : Exact Au départ l'idée était de n'enregistrer
qu'un EP mais l'ambiance était particulièrement électrique
à cette époque, le voltage de la tournée avait été
particulièrement élevé, il fallait un peu calmer le jeu.
L'Europe nous semblait particulièrement lâche face à la
guerre en Bosnie, devant le siège de Sarajevo. Des génocides avaient
lieu sans que personne ne s'en indigne. Le parlement européen se perdait
en conjectures et discussions tandis que des gamins se faisaient dégommer
devant chez eux pour un litre de lait. "Zooropa" est le commentaire
que nous a inspiré cette situation et laisse entrevoir notre vision du
futur. "Numb" donne vraiment le ton de cet album qui met en exergue
une certaine forme d'incommunicabilité.
R&F : En 1997, vous publiez "Pop", votre disque le plus controversé.
Ses amateurs disent de lui que c'est la rencontre de The Prodigy avec Lou Reed,
mais une grande partie du public boude.
The Edge : on n'a pas très bien communiqué à la sortie
de cet album qu'on a laissé tout le monde qualifier de dance alors qu'il
n'en utilisait que quelques ingrédients.
Larry Mullen : "Pop" laisse un goût d'inachevé...
Les chansons sont truffées de bonnes idées mais on n'a pas eu
la patience de les mener toutes à terme.
R&F : Après vos deux disques précédents, vous auriez
pu continuer votre périple dans la techno ou l'ambient. Assez curieusement,
la première écoute de votre nouvel album fait penser à
Babybird, ce côté enregistré à la maison, cette dimension
humaine.
Bono : Je suis flatté de cette comparaison. Stephen Jones est un compositeur
hors pair. Je vois ce que vous voulez dire : cette fois notre premier objectif
était de présenter les chansons de façon simple. Les temps
changent et il n'est plus question aujourd'hui de se la donner. C'est la fin
des artifices.
The Edge : Pour ce disque, on a réfléchi à ce que l'on
avait d'unique et pris conscience que le fait d'être un groupe, toujours
bien vivant en l'an 2000, était notre force. On est reconnaissable.
R&F : Ce répertoire, qui dégage une atmosphère de
proximité, se prêterait assez bien à une tournée
des clubs.
Bono : C'est juste. il serait ridicule de jouer " Where The streets
have no name " ailleurs que dans un stade, mais les nouvelles chansons
sont effectivement plus intimes.
R&F : Personne n'a quitté U2, aucun membre n'a été
ajouté. Est-ce quelque chose dont vous êtes particulièrement
fiers?
Bono : oui, on est devenu une sorte de mafia où tout le monde se
supporte. La principale cause de dissension, la raison pour laquelle les gens
se quittent, c'est parce qu'ils refusent d'affronter l'adversité. Nous
avons appris parfaitement à gérer cela.
R&F : Bono, si vous pouviez tout recommencer, que changeriez vous ?
Bono : J'adorerais revenir et être le batteur (rires)