ROCK AND FOLK SPECIAL U2

     Voilà, c'est ce moment. Tous les quatre ans, avec une régularité proprement bissextile, la bande à Bono s'invite en couverture de ce journal. Normal. Le plus gros groupe de rock du monde a envie de s'afficher à la une du plus gros journal rock de chaque pays. Notre avis ne compte pas, la qualité de la musique non plus. Dans le merveilleux film "All About Eve" (1950) de Joseph L Mankiewicz, George Sanders, dans le rôle du critique théâtral Addison de Witt, explique l'intérêt de sa fonction à la troublante Anne Baxter : "Je suis un critique, je donne mon avis, je fais partie de cette industrie." Qu'il nous soit ici permis de constater que notre avis, avec les années, est réduit comme la proverbiale peau de chagrin. "On vous envoie la photo de couv', coco, l'interview c'est demain, à onze heures à Dublin. " Elle est pas belle, la vie ?
U2 est une puissance industrielle. Son nouvel album représente des parts de marché pour les actionnaires d'un groupe réputé. La machine tourne et, pour ceux qui chercheraient un supplément d'âme, n'a-t-on pas nommé Bono "fils spirituel de John Lennon" dans le journal Libération ?
Ici le bât blessera. On va parler photos. Généreusement offertes par le groupe, celles que nous ont envoyées U2 cette année nous ont semblé manquer de peps, de vie, de cette indicible notion rock'n'rollienne que nous nous échinons à rendre à nos lecteurs de mois en mois.

Notre directeur artistique, Vincent Tannières, s'est intercalé. Rien n'y a fait. C'est comme cela parce que ce n'est pas autrement, c'est la loi, c'est U2. Voilà pourquoi nous avons osé proposer un débat autour des fameuses années 80. Etait-ce bien?
Depuis des mois, votre courrier bruit d'appels au meurtre de cette maudite décennie. Faut-il l'achever ou la réhabiliter?
La musique des U2 pourra-t-elle aider dans cette démarche? Dur à dire. Leur prochain disque, pour nous rendre compte, nous aurions aimé l'écouter.

Philippe Manoeuvre.

>> L'interview

Septembre 2000, l'été s'éteint même dans le sud à Bono-sur- mer où les quatre U2 ont élu domicile durant cette fin de période estivale. Pour fumer tranquille d'abord, discuter de "All That You Can't Leave Behind" leur nouvel album sans fards ni trompette, le plus accessible depuis "Boy", et éventuellement faire leur discorama. Suggérée par la world company, l'affaire manqua évidemment de tourner court. Un email bien envoyé de Sanvic rectifia le tir et sauva la mise au point que le quatuor, silencieux depuis son controversé "Pop" qui fit s'épancher la synovie de la critique et renâcler les fans de bases par millions, proposa la veille de l'interview de donner à ce journal quatre heures de son temps réputé précieux. A trois mètres de la Méditerranée, autour d'une table à café encombrée de pochettes , cigarettes, piles et magnéto, l'un des cinq plus grands groupes du monde va se confesser. Jouer franco. A l'abri du besoin, au creux d'une crique grise perle susceptible de réconcilier un Normand avec ce maudit Sud, Bono (costume élimé, sandalettes de cosmonautes et lunettes scifi bleues), The Edge(Bonnet bleu et bleu bonnet), Larry Mullen (le batteur tedy boy) et Adam Clayton (bassiste poivre et sel) racontent leur ascension vers l'échafaud de la gloire globale.

Le nouvel album de U2 est annoncé pour le 31 octobre. Oubliées les expériences techno: en haut lieu on nous promet un "Joshua tree" bis. Rassuré, le rédacteur de R&F prie Bono, The Edge, Adam et Larry de se pencher sur leur vaste carrière de plus grand groupe du monde.

Rock&Folk : Larry, dans une de vos premières interviews, vous déclariez avoir rejoint U2 parce que vous ne buviez pas et n'étiez pas intéressé par les filles...

Larry Mullen : J'ai toujours été un menteur particulièrement doué (rires). J'ai tout lait dans ce métier pour essayer de coucher, regardez mes cheveux, la vérité est que je ne savais rien faire d'autre que de la batterie, ce qui est toujours le cas aujourd'hui.

R&F : ce qui choque le plus à la réécoute de vos premiers albums, c'est le fait qu'ils ne Correspondaient absolument pas au standard de l'époque : "Boy", paru en 1980, ne sonne pas du tout new wave.

Bono : c'est essentiellement dû à notre propre dysfonctionnement : on ne sonnait comme personne car on en était bien incapable. Nous étions des musiciens particulièrement mauvais. C'est un peu banal de dire ca aujourd'hui car c'est ce qu'avaient affirmé tous les punis, tout ce nihilisme ennuyeux... mais en ce qui nous concerne, c'était la stricte vérité. on cherchait des couleurs, une certaine transcendance... on s'est mis à écouter des trucs psychédéliques et Edge s'est acheté une pédale d'écho, on en a mis partout. C'est ce qui nous a conduits vers des contrées musicales plus étranges. Dés le départ, notre musique était réellement basée sur le son...
Larry Mullen : Il ne faut pas oublier que nous sommes de Dublin, nous étions coupés du reste du monde. Bono : on est un groupe de rock, on ne savait pas trop ce que l'on taisait. la pédale d'écho masquait un peu tout ça et nous aidait rythmiquement. on se calait dessus, c'était presque de la techno.
The Edge : on estimait également que la concurrence était particulièrement triste, voire sordide, et on restait convaincus qu'il était possible de mettre un peu d'optimisme dans tout ça. on adorait l'esprit puni mais on a vite constaté que ces gens ne feraient pas la révolution. il n'y avait rien de réellement neuf ou vital sous leur soleil...

R&F : Le fait d'avoir énormément joué live avant d'enregistrer "Boy" a dû vous aider, non ?

The Edge : on voulait être agressif mais rester positif et innovateur dans le même temps. C'est là que Steve Lillywhite, fort de son succès avec Siouxsie & The Banshees, nous a réellement aidés. C'est un amoureux de la musique, un designer de sons et d'idées qui a amplement contribué à ce que nous sommes devenus par la suite.
Larry Mullen : il nous est vraiment facile de parler de cet album car il représente exactement la quintessence de ce que nous étions alors, dans toute sa pureté. on jouait tous dans la même pièce, à la dure. Par la suite, les choses sont devenues plus élaborées.

R&F : Dès "October" vous confirmez votre style unique : The Edge future des accords filandreux noyés dans la reverb tandis que c'est à Adam qu'incombe la tâche des changements d'accords en jouant leur note.

The Edge : c'est un peu comme de la musique classique, une approche orchestrée. on n'a jamais été fans des accords évidents : à un côté mur de son, on a toujours voulu opposer quelque chose de plus diffus, de plus sensoriel, pour qu'apparaissent d'autres mélodies autour de la principale. on a énormément improvisé sur "October'. on a commencé à apercevoir que le pouvoir et l'émotion de la musique ne venaient pas uniquement de la mélodie ou des paroles.

R&F: "October" est également réputé pour son contenu spirituel. Considérez-vous toujours que le rock soit très approprié pour faire passer des idées et des messages ?

Bono : certainement. En ce qui concerne "October', ce qui s'est passé est très simple. Nous étions à Seattle, lors de notre première tournée américaine, et deux filles splendides sont venues nous voir backstage, ce qui ne nous était jamais arrivé. Nous étions si subjugués que l'une d'entre elle a réussi à nous fausser compagnie avec un sac contenant mon carnet avec toutes les paroles de l'album. J'ai dû réécrire de nouveaux textes.
Lorsque notre manager a apporté l'album à Chris Blackwell de Island Records en disant qu'on avait enregistré quelque chose d'un peu ésotérique, j'étais persuadé qu'on allait se foire jeter. Mais, habitué à Bob Marley et aux musiciens de reggae, chris savait pertinemment que tout vient de l'âme et du coeur et il nous a encouragés dans ce sens. Mettre des chants grégoriens sur une chanson pop était plutôt osé à l'époque.

R&F : Avec "War", U2 décolle véritablement.

The Edge : "War" renoue avec ces bases, les expérimentations ne nuisent pas à l'énergie. Pour la première fois, j'ai travaillé dans mon coin et proposé au groupe des riffs et des suites d'accords que nous avons développé lors des balances.
Bono : c'était le début d'un mouvement contestataire positif dont l'apogée fut le Live Aid en 1985.
The Edge : Pour ma part, j'en garde un souvenir abominable : je crois que c'est le plus mauvais concert qu'on ait jamais donné mais chacun sait que Bono a toit très fort ce jour-là. ce n'était pas la première fois qu'il descendait dans le public mais nous jouions dans un stade de cette capacité pour la première fois et j'ai le souvenir que ça lui a pris des heures pour aller se mélanger aux premiers rangs.
Bono: Avant qu'on monte sur la scène à Wembley, les gens s'étaient mis à chanter spontanément le refrain de fin de "40" et backstage on nous disait :"Hé, mais tout votre fan-club est là... "

R&F : Concerné, en éveil, mais pas forcément misanthrope...

Bono : Exactement. Les gens se demandaient où étaient les balles. Le toit est que venant d'Irlande, on vivait avec les balles et tous ces gens qui parlent de révolution et arborent le mot "War" sur leur tee-shirt. il y a toujours eu un décalage entre nous et ces jeunes issus de la classe moyenne, qui allaient à l'université, faisaient sciences politiques avec en tête l'idée de rejoindre l'IRA. ils s'assoient un jour à des tables pas plus grandes que celle-là pour décider où ils vont placer les bombes pour qu'elles soient les plus meurtrières, qui ils vont bien pouvoir assassiner...
Adam clayton :
Lorsqu'on s'est rendu compte à quel point les droits de l'homme étaient bafoués, on s'est jeté dans la bataille avec notre musique en guise d'étendard. Nous étions bien placés pour savoir que le terrorisme ne détruit toujours que des cibles molles : il nous fallait trouver autre chose.


Officiellement abstraits


R&F :
Madonna commençait à faire sacrément parler d'elle à cette époque et vous étiez de nouveau complètement à côté de la plaque par rapport à toute cette scène.

Bono : c'est certain : l'esprit material girl, la pseudo prospérité des années 80, la dance... Aujourd'hui, j'ai appris à mieux apprécier tout ça mais à l'époque, cela ne signifiait rien pour nous, on était des...

R&F : Des punks ?

Bono : oui, c'est le seul mot qui convient.

R&F : "Sunday Bloody Sunday" corrobore exactement ces propos.

Bono : on était naïf au point de croire qu'on pouvait aborder le sujet des guerres de religion dans une chanson sans qu'il en découle de conséquences.

R&F :
vous n'avez jamais rechigné à montrer vos émotions...

Bono :
Honnêtement, je peux le dire après toutes ces années, "War" est complètement inspiré par John Lennon : on avait des trucs à dire, en lettres capitales, et on a flanqué un rythme derrière. John a été un guide pour nous.

R&F :
Au plan de la production, comment Voyez-vous votre évolution?

Bono:
Aux USA, on nous a souvent comparés aux Who, ce que je comprends tout à fait, si on s'en tient à notre aspect bataille, hi energy. Mais au bout de trois albums, on craignait d'être considéré comme un groupe unidimensionnel. Lorsqu'on a suggéré Brian Eno à chris Blackwell pour "The Unforgettable Fire" en 1984, il était furieux et a tenté de nous convaincre que ce serait une grossière erreur. Mais finalement, il a dû se ranger à notre choix. En fait, vers le milieu des années 80, Brian avait pratiquement quitté la musique. il en avait assez de la musique arty de New York, des gens avec des prétentions intellectuelles, il se passionnait pour la soul, le gospel. Et de manière assez incroyable, c'est cette dimension qu'il a apportée à U2. Lorsqu'on l'a rencontré, il nous a dit : "Je ne suis plus vraiment dans le rock. "Je lui rétorqué : "Formidable, nous, on veut en sortir, trouvons quelque chose de frais et nouveau ensemble"(rires).
Quand il nous a déclaré : "Mais, je n'aime pas les studios,nous lui avons répondu : "super, nous non plus. " Daniel Lanois, que Brian voulait impliquer, n'arrêtait pas de dire que les studios tuaient la créativité et qu'il fallait enregistrer ailleurs.
Aujourd'hui tout le monde sait ça mais, à l'époque, c'était plutôt révolutionnaire.
The Edge : Dés lors, on a mieux su développer nos idées, maîtriser nos instincts.
Bono : Eno a été surpris de constater qu'on avait également des théories et la confrontation ne manquait pas de sel. on l'a vraiment poussé dans ses ultimes retranchements. A la fin de l'enregistrement, tandis qu'il avait été très réservé jusqu'alors, il a enlevé sa chemise, nous aussi du même coup, et il s'est allongé sous la console, complètement crevé en faisant : "Laissez-moi partir, j'ai une exposition à Dortmund, il y a des gens qui me prennent au sérieux là-bas, je veux m'en aller. "

R&F :
Es t'il vrai que dès cette époque, vous avez commencé à enregistrer beaucoup plus que votre label était capable de publier ?

Bono : Exact. La vérité est qu'on n'est pas très fort pour refaire exactement la même chose et, Au coup, on enregistre systématiquement tout ce que l'on joue, afin de pouvoir s'y référer en cas de nécessité.

R&F : C'est ainsi que vous êtes devenu un groupe impressionniste.

Bono : Noyé dans le brouillard. Avant d'enregistrer le nouvel album, Edge a suggéré qu'on réécoute ensemble le best of. "The Unforgettable Fire" passe toujours bien. c'était l'un des disques favoris de Miles Davis. Lorsqu'il était dans le coma, on lui passait ses 10 albums préférés et celui-là en faisait partie. Peut-être était-ce à cause des références à Martin Luther King, ou l'aspect ambient de la musique. il n'y a que la couverture qui me sort par les trous de nez aujourd'hui (il la prend dans ses mains).Qu'est-ce que je fais avec mon bras comme ça ?

R&F : L'enchaînement particulièrement soutenu studio/tournée ne commençait-il pas à vous peser ?

Bono : On s'ennuie rarement lorsqu'on joue tous les soirs pour 70 000 spectateurs... c'est plutôt terrifiant. on vient du Punk et on ne sait jamais si ça va durer. c'est cool de voler en jet, de faire le mariole sur scène, de chanter ses petites chansons et de ramasser le fric, mais la vérité est que tous les soirs, U2 se casse comme un oeuf sur la scène et se répand pour les gens. Et puis pendant l'enregistrement de "The Unforgettable Fire", nous avons rencontré Bob Dylan, qui nous a fait nous interroger sur nos racines. Quelles racines ? on est des punks de banlieue...
Lui nous parlait de filiation, de famille... mentionnait John Lee Hooker, insistait sur le groove. Et on s'est dit qu'il y avait sûrement un truc là, qu'il était temps de changer de station radio lorsqu'on voyageait à travers les USA. On a commencé à écouter Billie Holiday, on est allé à Memphis, on a enregistré à Muscle Shoals...

R&F : L'enregistrement de "The Joshua Tree", votre album de 1987, a dû être reporté à cause de vos engagements avec Amnesty international.

The Edge : Effectivement, l'organisation nous a proposé cette tournée alors que nous étions sur le point d'entrer à nouveau en studio avec Brian et Daniel. Nous nous étions engagés, il était hors de question de se défiler. on est donc parti sur la route avec Lou Reed, Peter Gabriel, les Neville Brothers et sting, après avoir annulé les enregistrements prévus. Lorsqu'on s'est retrouvé en studio à Dublin, nous débordions d'énergie.
La tournée américaine avait été riche en expériences, Bono avait passé un peu de temps en Amérique du sud, au Nicaragua et au Salvador et nous voulions exprimer le contraste entre les deux Amériques. En tant qu'auteur, tout ceci a déclenché chez lui quelque chose. soudain ses textes avaient plus d'emphase, comme en attestent "Where The streets Have No Name" ou "Bullet The Blue sky". J'ai pu élaborer ce que j'appelle aujourd'hui la guitare ambient. on a également constaté avec "With or Without You" ou "Where The streets Have No Name" qu'on était capable d'obtenir un succès planétaire tout en développant ce style initié avec Steve Lilliwhite. c'est d'ailleurs la raison pour laquelle on l'a rappelé aux côtés de Flood pour ces deux titres.

R&F : Risque de se prendre au sérieux, non ?

Bono : on était partout, je serrais la paluche de Frank Sinatra, on enfilait les numéros 1 , génial pour attraper la grosse fête, tout cela devenait effectivement too much. Et le truc dingue, c'est que chemin faisant, sans le savoir vraiment, on travaillait sur un disque et un film en même temps : "Rattle & Hum".

The Edge : Lorsque je revois ces images, je nous trouve particulièrement gauches. J'ai un peu le sentiment que nous faisions passer nos idées très maladroitement.

R&F : L'un des meilleurs moments de "Rattle & Hum" est votre rencontre avec BB King.

Bono : ce qu'il n'a jamais su, c'est qu'une demi-heure avant de faire sa connaissance, je n'avais pas de texte. Il fallait écrire pour BB King et je n'avais que la promesse d'une chanson... J'ai griffonné un truc en catastrophe et on s'en est finalement sorti. Il nous a subjugués. On se doutait que son jeu de guitare nous renverserait mais pas à ce qu'il chante comme un volcan en éruption.

R&F : Le succès de 'The Unforgettable Fire" et de la tournée qui a suivi vous a t'il affectés ?

Adam Clayton : on se sentait différent des autres, on voulait absolument conquérir l'Amérique.
The Edge : on n'a jamais souhaité rester un petit groupe prisonnier du ghetto indie. On voulait obtenir le succès à nos conditions et on a toujours eu la certitude qu'on pourrait y parvenir sans compromission. La force d'une chanson comme "Pride in The Name of Love)" vient du fait qu'on entend pertinemment bien que le groupe est particulièrement fier et soudé. Nous sommes également conscients que ce genre de morceau a généré son lot de complications : le clip, les explications à la presse, les justifications. Etant principalement un groupe de scène, nous étions confrontés à des choses totalement nouvelles. on n'a jamais été la coqueluche des journaux.

R&F : Vous devenez vraiment le plus grand groupe du monde, vous vendez des disques par millions, vous accumulez les awards mais, plutôt que de vous reposer sur ces lauriers, vous changez radicalement de cap pour "Achtung Baby", concocté aux studios Hansa de Berlin.

Bono : Cet album est notre clin d'oeil à la trilogie européenne de David Bowie, "Low"/ "Heroes'/ "Lodger', enregistrée à Hansa avec Eno. Nous avons toujours pensé que ces trois disques-là, tout comme les deux albums d'Iggy Pop publiés à la même époque étaient du niveau des Beatles ou de Dylan. Le succès de ces deux albums, "The Joshua Tree" et "Rattle & Hum" nous a obligés à tout remettre en perspective. Il fallait qu'on se réinvente. Hansa était froid, sombre. Larry a toujours trouvé Berlin noir et blanc mais, à mes yeux, c'était plutôt brun, marron, tout était marron. La console avait de gros boutons.
The Edge : "Achtung Baby" revêt également une importance particulière à nos yeux en ce sens que pour la première fois, dans ses textes, Bono maniait l'ironie faisant allusion à des personnages, des doubles de lui-même. Et puis nous devenions officiellement abstraits : la voix de Bono subissait tout, la batterie était explosive... on écoutait les Young Gods ou Ministry et on était témoins de scènes hallucinantes comme ces Allemands de l'Est qui remplissaient leur caddie dans les supermarchés mais ne comprenaient pas pourquoi il fallait passer à la caisse : ils croyaient que tout était gratuit à l'ouest.


ZOO TV


R&F : En 1991, Paul Oakenfold remixe "Even Better Than The Real Thing" et on devine queU2 est en train de creuser une brèche vers la scène techno et électronique. Ce remix reste un morceau d'anthologie.

Bono : on était attiré par toute cette scène depuis le départ mais Paul nous a en quelque sorte ouvert la voie. Depuis, il fait le DJ en première partie de nos tournées. c'est lui qui, le premier, nous a alertés sur le fait que nous faisions partie de cette scène qu'on le veuille ou non puisque à la fin des premières raves, il n'était pas rare que le DJ passe "With or Without You" avec sa basse énorme qui se déroulait sur la foule. Ce remix a été numéro 1 de chaque côté de l'Atlantique.

R&F : Pour la tournée Zoo TV, vous utilisez des des masques, des personnages...

Bono : oui, les chansons continuaient à n'être que sang et larmes mais la façon de les présenter ne pouvait plus être aussi directe : la tournée Zoo TV était une sorte de dérivatif pour faire avaler la pilule de la réelle teneur des textes. Les gens se disaient : "Hé regarde, il change les chaînes avec sa télécommande, putain, c'est génial" et pourtant les morceaux ne prêtaient pas précisément à rire.

R&F: Et qui a pensé à appréhender des personnalités politiques en leur téléphonant de la scène ?

Bono : Adam. L'idée était de n'utiliser que des références technologiques simples. Les télécommandes, le téléphone. Et puis ce plan de mettre un montage de George Bush chantant "we will Rock You" en ouverture du show l'avait tellement perturbé en pleine période d'élection, qu'il nous cassait du sucre sur le dos durant tous ses mettings. Alors on a appelé la Maison Blanche tous les soirs, c'était surréaliste : "Allô, c'est moi Oui,c'est l'opérateur numéro 2 au téléphone. Je suis désolé, le Président ne peut pas vous parler ce soir mais il sera ravi si vous lui laissez un message. "Et la foule se mettait à chanter "I Just called To say I Love You", le délire...

R&F : De même que "Rattle & Hum" est un peu l'album conséquence de la tournée Joshua Tree, "zooropa" est celui du zoo Tv Tour.

Bono : Exact Au départ l'idée était de n'enregistrer qu'un EP mais l'ambiance était particulièrement électrique à cette époque, le voltage de la tournée avait été particulièrement élevé, il fallait un peu calmer le jeu. L'Europe nous semblait particulièrement lâche face à la guerre en Bosnie, devant le siège de Sarajevo. Des génocides avaient lieu sans que personne ne s'en indigne. Le parlement européen se perdait en conjectures et discussions tandis que des gamins se faisaient dégommer devant chez eux pour un litre de lait. "Zooropa" est le commentaire que nous a inspiré cette situation et laisse entrevoir notre vision du futur. "Numb" donne vraiment le ton de cet album qui met en exergue une certaine forme d'incommunicabilité.

R&F : En 1997, vous publiez "Pop", votre disque le plus controversé. Ses amateurs disent de lui que c'est la rencontre de The Prodigy avec Lou Reed, mais une grande partie du public boude.

The Edge : on n'a pas très bien communiqué à la sortie de cet album qu'on a laissé tout le monde qualifier de dance alors qu'il n'en utilisait que quelques ingrédients.
Larry Mullen : "Pop" laisse un goût d'inachevé... Les chansons sont truffées de bonnes idées mais on n'a pas eu la patience de les mener toutes à terme.

R&F : Après vos deux disques précédents, vous auriez pu continuer votre périple dans la techno ou l'ambient. Assez curieusement, la première écoute de votre nouvel album fait penser à Babybird, ce côté enregistré à la maison, cette dimension humaine.

Bono : Je suis flatté de cette comparaison. Stephen Jones est un compositeur hors pair. Je vois ce que vous voulez dire : cette fois notre premier objectif était de présenter les chansons de façon simple. Les temps changent et il n'est plus question aujourd'hui de se la donner. C'est la fin des artifices.
The Edge : Pour ce disque, on a réfléchi à ce que l'on avait d'unique et pris conscience que le fait d'être un groupe, toujours bien vivant en l'an 2000, était notre force. On est reconnaissable.

R&F : Ce répertoire, qui dégage une atmosphère de proximité, se prêterait assez bien à une tournée des clubs.

Bono : C'est juste. il serait ridicule de jouer " Where The streets have no name " ailleurs que dans un stade, mais les nouvelles chansons sont effectivement plus intimes.

R&F : Personne n'a quitté U2, aucun membre n'a été ajouté. Est-ce quelque chose dont vous êtes particulièrement fiers?

Bono : oui, on est devenu une sorte de mafia où tout le monde se supporte. La principale cause de dissension, la raison pour laquelle les gens se quittent, c'est parce qu'ils refusent d'affronter l'adversité. Nous avons appris parfaitement à gérer cela.

R&F : Bono, si vous pouviez tout recommencer, que changeriez vous ?

Bono : J'adorerais revenir et être le batteur (rires)