U2 dans Libération

(extraits de l'édition du Lundi 30 octobre 2000)

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U2 se met en quatre
La gestation du nouveau CD vue par les trois acolytes de Bono.

Par LAURENCE K. ROMANCE

Le lundi 30 octobre 2000

 

«Ce n'est pas un retour à nos racines, parce que U2 n'a pas de racines. L'idée, c'était d'écrire onze classiques, point.»
le batteur Larry Mullen

 

Dublin envoyée spéciale

Je mentirais en disant qu'on n'est pas compétitifs», concède The Edge en regardant par-delà l'immense baie vitrée les eaux tranquilles qui clapotent au pied du studio d'enregistrement dublinois d'U2. Etre depuis vingt ans le guitariste du plus grand groupe rock est une position qui mérite certainement d'être défendue. «C'est une question de fierté», confirme The Edge, bientôt contredit par le batteur Larry Mullen: «Chaque groupe est juste au niveau de son dernier disque, et si les chansons ne sont pas à la hauteur, le succès ne suivra pas. C'est aussi simple que ça.» Disert et conciliant, le bassiste Adam Clayton récapitule: «Ce qui est important, c'est de rester pertinent, de se remettre en question.»

Charisme. «Nirvana, Radiohead, Oasis même, nous ont tous donné l'envie de faire aussi bien qu'eux», confiait de son côté Bono dans un récent entretien pour Libération (9/10/2000). De fait, tandis que les autres groupes passent et trépassent, se séparent et se reforment, U2 demeure, avec une formation inchangée depuis vingt ans. D'où la question que tout le monde leur pose désormais: comment font-ils? «On n'a pas d'autre choix, remarque avec philosophie Larry Mullen. On a quitté l'école pour former un groupe, on est soudés les uns aux autres!» «- On avait déjà quatre ou cinq albums derrière, à l'âge où la plupart des autres commencent juste à enregistrer», renchérit Clayton, avant d' ajouter, narquois: «En fait, on cherchait une chanteuse, mais on n'a pas trouvé.»

Les raisons du succès de U2 ne sont pas difficiles à comprendre. Le quartet irlandais est loin d'être le groupe le plus charismatique ou inspiré à avoir émergé de la scène rock internationale, mais il sait mieux que personne changer ses défauts en qualités, possède un talent sûr pour dénicher des collaborateurs adéquats (Daniel Lanois, Brian Eno, Anton Corbijn, etc.) et, surtout, il travaille dur.

Double mission. Achevé récemment, leur nouvel album, All That You Can't Leave Behind, a été mis en chantier il y a plus de deux ans, juste après la fin de la tournée «Pop». «On s'était rendu compte qu'être capables de jouer simplement ensemble, sans artifice, était plus intéressant que s'en remettre aux computers», argumente Adam Clayton. «On voulait savoir si l'on pouvait transposer toute cette énergie live dans nos compositions», complète The Edge. «La réponse était non. Mais ça nous a mis le pied à l'étrier et on s'est dit: "Pourquoi pas un groupe rock"? Il y en a tellement peu en ce moment!» Larry Mullen tempère quelque peu les propos du guitariste: «Ce n'est pas un retour à nos racines, parce qu'U2 n'a pas de racines. L'idée, c'était d'écrire onze classiques, point.»

Le groupe s'est ainsi donné pour double mission de commettre un disque qui le ferait entrer dans le nouveau millénaire avec succès et d'y proposer un message «positif», éloigné des clichés habituels de noirceur attachés au rock. Selon The Edge: «Faire briller intensément la lumière est plus intéressant que se concentrer sur les ténèbres, jamais très difficiles à trouver de toute façon. C'est difficile, mais quand on y parvient, on sort du studio avec un réel sentiment d'accomplissement. Pour moi, une bonne chanson doit pouvoir véhiculer des sentiments complexes, voire contradictoires. Nine Inch Nails ou Limp Bizkit sont trop caricaturaux. Le "vrai monde" est plus compliqué que ça! Le rock a perdu son habilité générale à communiquer. Aujourd'hui, la pop est la véritable musique des masses, tandis que le rock est devenu insulaire et introspectif, moins sûr de lui. Nous, nous avons toujours voulu communiquer. Voilà en quoi nous sommes différents.»

Sauver le rock impliquera nécessairement pour U2 de prendre à nouveau d'assaut les scènes du monde entier, ce à quoi le groupe s'emploiera dès le printemps prochain. Lors de nouveaux shows spectaculaires et époustouflants façon «Zoo TV» ou «Pop Mart»? «Il n'y aura pas de citron géant, en tout cas», lâche laconiquement Clayton, tandis que The Edge précise que le groupe a décidé de se produire dans des endroits «plus petits», en lieu et place des sempiternels stades en plein air. «Cette période est révolue, confirme Larry Mullen. J'aimerais penser que nous sommes toujours capables de faire les choses à cette échelle, mais pour l'instant personne n'en a envie.»

Discrétion. Si U2 reste un groupe foncièrement démocratique, aux yeux du public trois de ses membres disparaissent de plus en plus derrière la stature extralarge de Bono. Ils n'envient pas pour autant la position de leur chanteur: «Je n'ai jamais eu aucun goût pour la célébrité, explique The Edge. Bono, lui, est parfois limite, mais il n'a jamais franchi cette ligne fatale où l'on devient seulement une célébrité.» Leur discrétion relative est même une bénédiction pour Clayton et Mullen: «On est ravis que Bono se coltine cette partie du boulot, affirme Mullen. Il faut être spécial pour s'exposer à ce point, quitte à prendre des coups. Il le fait pour U2 et pour les causes qu'il défend, et on le critique beaucoup pour ça. Je n'échangerais pas sa place contre la mienne pour un empire!».

Message d'espoir d'un groupe solide comme le rock


«All That You Can't Leave Behind» développe un optimisme à tout crin.

Par NICK KENT



Un album extrêmement commercial où le groupe est parvenu à rassembler les points forts de ses phases musicales précédentes en un ensemble inspiré

 

U2
CD: «All That You Can't Leave Behind» (Mercury).

All That You Can't Leave Behind est le manifeste «rock classique» d'U2. Les audacieuses textures expérimentales de son prédécesseur, Pop, ont cette fois été écartées ou dissimulées sous les arrangements. Raison valable; les nouvelles compositions sont assez bonnes pour fonctionner avec un habillage plus simple. Dans les années 80, structurer une chanson n'était pas vraiment le fort d'U2. Souvent, The Edge se contentait de balancer un riff plein d'écho sur lequel Bono chantait avec enthousiasme. Mais U2 est finalement devenu le groupe qu'il rêvait d'être: un collectif de songwriters matures, profonds mais abrasifs, capables d'interpréter leurs compositions à la perfection, avec l'aide précieuse des producteurs Daniel Lanois et Brian Eno, qui ont su garder profil bas et laisser les chansons parler d'elles-mêmes.

Beaucoup connaissent déjà Beautiful Day: le premier single de l'album, sorti voici quelques semaines, a fait parler d'un «retour au vieux son 80's» d'U2, mais la chanson se distingue par une construction rigoureuse que les anciens titres étaient loin de posséder. Suit Stuck in a Moment, un exercice gospel pop sur lequel Bono délivre d'une voix intense des mots d'espoir à un ami en proie aux affres d'une crise spirituelle. Elevation emprunte le titre d'une vieille chanson de Television pour créer un délicieux alliage mi-futuriste, mi-glam-rock, avec des paroles anodines et un motif très accrocheur - c'est la chanson la plus proche des titres pop expérimentaux d'Achtung Baby, comme Mysterious Ways.

Après cela, Walk On s'inscrit délibérément dans le registre rock «héroïque», avec des vocaux et des arrangements réminiscents de Bowie, des accords de guitare tonitruants, un piano omniprésent et Bono s'adressant une fois de plus à un ami dans le pétrin. Kite est moins notable, juste une laborieuse chanson à base de guitares engourdies partiellement sauvée par les paroles autobiographiques de Bono. In a Little While montre U2 essayant bravement de créer une ballade soul sensuelle à la Al Green et y parvenant. Vient ensuite Wild Honey, de la pop introspective avec de doux accords de guitare et des paroles aussi romantiques que nostalgiques. Puis l'«hymne» Peace on Earth, une manière de prière où Bono s'entretient avec Jésus des moyens de transcender l'imperfection humaine. La chanson a tout pour irriter, a priori, mais fonctionne miraculeusement assez bien pour aller droit au cœur. When I Look at the World commence comme un vieux titre de Brian Eno, avant d'évoluer vers une autre performance intense de Bono, et New York est un superrock ambiant sur la «mid-life crisis». Enfin, Grace, douce méditation à propos de divinité, clôt l'album sur un sommet béatifique.

All That You Can't Leave Behind voit U2 triompher tous azimuts: un album extrêmement commercial, où le groupe est parvenu à rassembler les points forts de ses phases musicales précédentes en un ensemble inspiré. A l'aube du nouveau millénaire, Bono et les siens s'emploient à redéfinir les valeurs du rock sur une base résolument positive.