Bono dans Libération

(extraits de l'édition du Lundi 9 octobre 2000)

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Bono mais pas Zorro

Le dimanche 8 octobre 2000

On l'attendait rock-star, lunettes noires et mine de tombé du lit, suivi par une nuée d'attachés de presse, manager, coiffeur, masseur aux petits soins. Certes, Bono était accompagné de quelques personnes, mais il est arrivé discrètement, tout de noir vêtu (mais pas Zorro), chemise fermée par un seul bouton, grandes lunettes (mais pas noires). Il est d'abord passé au dernier étage de Libération prendre un café au distributeur comme tout le monde. Quand la conférence de rédaction a commencé, le chanteur de U2 s'est assis à la grande table parmi les journalistes, a ouvert son bloc-notes, décapuchonné son stylo et attentivement écouté l'épluchage de l'actualité.

Son rôle: apporter ses commentaires et analyses sur les infos de son choix. Proche-Orient, Yougoslavie, l'actualité ne manque pas. Mais Bono demande aussi à parler de la cohabitation française «une curiosité» qui l'amuse, de la dette du tiers-monde, de la destruction du stade de Wembley. Les journalistes se relaient en salle de réunion pour l'interroger. Trois heures de ce traitement et une séance photos plus tard (plus quelques autographes, on n'a pas résisté) et Bono est reparti. Avec ses grandes lunettes, son style et son bloc-notes. Sans nuée d'attachés de presse, manager, coiffeur, masseur aux petits soins. Mais plus fatigué qu'il ne l'était en arrivant.


«La plus belle idée dans laquelle j'ai été impliqué»

Recueilli par CHRISTIAN LOSSON


THIERRY DUDOIT

La campagne pour l'annulation de la dette est la plus belle idée dans laquelle j'ai jamais été impliqué. Elle s'est esquissée en Afrique, lors de la famine éthiopienne, il y a 15 ans. On avait passé un mois dans un camp de réfugiés.A voir, impuissants, comment la vie s'éteignait autour de barbelés. Cette image-là, vous ne la rayez jamais de votre mémoire. Avec Bob Geldof et le Live Aid, on avait récolté 200 millions de dollars. On grimpait aux rideaux. C'était ridicule. L'équivalent de ce que l'Afrique verse en un mois pour le seul service de la dette. Oui, pour chaque dollar d'aide reçue, les pays les plus pauvres remboursent huit fois plus de dette! On a cherché alors à s'engager. Pas sur un coup. Sur le fond. La dette symbolise la non-assistance à pays en danger. Or, en s'attaquant à la pauvreté dans le monde à coup de plans d'austérité, on dépense plus d'argent à attiser l'incendie qu'à tenter de l'éteindre. En 1998, quand j'ai su qu'une campagne, menée par Jubilee 2000, s'attaquait aux racines du mal, et projetait une manif contre le G7 de Birmingham, j'ai foncé. Le scepticisme était terrible au départ. Les penseurs économiques, les messies du libéralisme éclataient de rire quand on allait les voir. Les David Rockefeller, Robert Rubin et son successeur comme secrétaire au Trésor, Larry Summers - le type qui a sa signature sur les billets verts -, nous toisaient. Ils pestaient : «c'est stupide», «arrêtez avec vos idéaux tiers-mondistes». Je parlais de la malaria, première cause de mortalité dans le monde, ils me répondaient Internet et fracture numérique! Puis on a monté des dossiers, analysé, argumenté. Quand Clinton m'a reçu, je lui ai dit: «Avez-vous une idée pour l'an 2000?», il m'a écouté et m'a dit: «Pourquoi pas?» Il y a 15 mois, j'ai de nouveau rencontré Summers, qui a concédé: «OK, vous n'avez peut-être pas tort.» Je suis allé à Harvard, où le très influent Jeffrey Sachs m'a lâché: «C'est bon, notre université est à votre disposition.»

La lutte ne fait que commencer. La semaine dernière, on a été reçu par Kofi Annan, à l'ONU, pour lui remettre les 21 millions de pétitions signées à travers le monde par des partisans de l'annulation de la dette (la mobilisation de signatures la plus importante depuis la guerre du Viêt-nam, ndlr). Mais un congressiste américain (à majorité républicaine, ndlr) m'a dit: «Cet argent va directement dans un trou rouge!» Il y a toujours ce sentiment que le Sud = guerre = corruption... C'est obscène. Malgré les promesses du G7 à Cologne d'alléger 100 milliards de dollars de dette, rien ou presque n'a été décidé. Les conditions d'accession au processus d'allégement sont pourtant drastiques. L'hypocrisie, l'inconscience des pays riches est effarante. Ils rechignent à aller plus vite sur la dette alors que leurs promesses d'allégement représentent 5 % seulement du total de la dette! Ils conservent leurs barrières douanières dans l'agriculture et le textile, seuls domaines où les pays pauvres sont compétitifs! Ils continuent de diminuer leur aide publique au développement: - 8 % ces dix dernières années!

La Banque mondiale et le FMI ont leur part de responsabilité. Ils sont perçus, sur place, comme des forces néocolonialistes. Ce Sud, on a passé des années à le piller, le ravager, le placer sous la coupe de dictateurs. Aujourd'hui, on lui applique des modèles économiques, des libéralisations, des privatisations. Résultat: l'Afrique subsaharienne doit autant en paiement de dettes tous les cinq jours que ce qu'elle dépense en une année pour la santé et l'éducation. Ce Sud, on lui impose de ne parler qu'un seul langage: celui des «équilibres». C'est un peu comme si on expliquait à un accidenté de la route que, désolé, il faut d'abord parler du statut des ambulanciers... Le FMI et la Banque n'ont pas le sens du terrain. Quand je les rencontre, comme à Prague, fin septembre, ils disent: «Adressez-vous à nos donneurs d'ordre, les gouverneurs élus par les pays riches...»

Le débat est difficile à faire passer. Il n'y a pas d'images de camps de réfugiés, pas d'enfants faméliques. Pourtant, 19 000 enfants meurent chaque jour parce que leur pays paie des intérêts de la dette au lieu de consacrer cet argent à la santé. En France, malgré ces chiffres, la question de la dette reste sous-médiatisée. Parce que la France a beaucoup à perdre. Elle a des créances de plus de 11,5 milliards de dollars auprès des pays les plus pauvres. Elle abrite aussi le Club de Paris, chargé de renégocier la dette. Mais ça bouge, un peu. Quand le pape pose avec moi, lit un texte incendiaire qui vous aurait excommunié si vous aviez été un prêtre latino dans les années 80, j'y souscris! C'est la seule façon pour nous d'être écoutés par les plus conservateurs.

La dette n'est qu'une porte d'entrée pour s'attaquer à la dépendance des pays du Sud par rapport au Nord. Voir comment le fossé s'accentue, malgré le discours ambiant sur les «bienfaits» de la mondialisation. Comment on crée, ainsi, la plus grande menace contre la paix dans le monde. Je ne suis pas un hippie avec des fleurs dans les cheveux. Je pense à faire évoluer les choses point par point, je veux voir des putains d'améliorations! Je suis un pragmatique. Je refuse de céder au cynisme».


 «Soigner la haine?»

Les mots de Bono sur la tension au Proche-Orient.

Recueilli par MARIE-LAURE COLSON

Le lundi 9 octobre 2000

 Imaginez, vous marchez dans la rue et vous voyez un titre, à la une des journaux: «Dialoguer mène-t-il à plus de guerre?» Telle est la question que les événements suscitent en moi, et elle est effrayante, déprimante. Parce que cette idée de négociation, nous voulons y croire. J’ai toujours aimé le sens du théâtre d’Arafat. Comment il entre dans une pièce, comment il se conduit. Il a la présence des hommes de petite taille… Là, on dirait qu’il est coincé par plus dur que lui. Il est important qu’il garde le contrôle. Même chose pour Barak

La paix à quel prix? Ça me fait penser à Izetbegovic (président de la Bosnie-Herzégovine, ndlr) qui me parlait à Sarajevo de «paix brutale». Il avait le cœur brisé. Peut-être qu’Arafat a besoin de faire du bruit pour impressionner l’adversaire, de taper sur des casseroles comme à Derry. Peut-être qu’il a besoin d’un peu de théâtre. Et Barak aussi. Quelle est la part de théâtre dans ce qui se passe en ce moment? Qu’est-ce qui est contrôlé, qu’est-ce qui est spontané?

Comment soigner la haine? Il n’y a pas de remède politique à ce genre de haine. En tant que musicien, je crois que, parfois, la culture est un moyen de trouver un terrain d’entente. On est loin de la culture cette semaine. Je sais que ça a l’air d’une folie en ce moment, mais je me demande si à l’avenir, on ne pourrait pas monter un «festival Abraham», le patriarche commun aux Arabes et aux juifs. J’en ai entendu parler la semaine dernière à Londres par un rabbin et un représentant de l’OLP. La culture, c’est un refuge. En Irlande, c’est le cas. Et puis il y a l’argent. Les Américains ont dépensé beaucoup d’argent en Irlande du Nord. Stormont, le Parlement nord-irlandais à Belfast, est une institution et un bâtiment séduisants. Créer des institutions visibles comme celle-là donne le sentiment aux leaders d’avoir une vraie utilité. Il faut qu’ils puissent se demander: «Qu’est-ce qui a le plus d’intérêt: le fusil ou le boulot?» Quand U2 a joué à Tel-Aviv, le titre le plus applaudi a été One, qui dit «nous ne faisons qu’un mais nous sommes différents».


 «Le vrai diable, ce n'est pas Milosevic»

Les mots de Bono sur les changements en Yougoslavie.

Recueilli par MARIE-LAURE COLSON

Le lundi 9 octobre 2000

 Une révolution de velours, c’est formidable, on applaudit, mais après? Le nationalisme n’est pas mort pour autant en Serbie, tout juste endormi. Il ne faudrait pas oublier, dans l’euphorie, que le vrai diable n’est pas Milosevic mais une certaine idée de la grande Serbie.

Mais évidemment, c’est une question dont personne n’a envie de parler en ce moment. Au Kosovo ou au Monténégro, on n’est pourtant pas sur la même longueur d’onde. Kostunica s’est empressé de dire qu’il ne livrerait pas Milosevic à la justice internationale… Ce sont pourtant des moments qui devraient être utilisés pour amener les gens à se dépasser. Chirac, Blair, Clinton, ils devraient tous pousser les Serbes à aller plus loin. Juger Milosevic, mais il n’y a pas que lui, il n’était pas seul.

Il faut encourager les Serbes à faire davantage et mieux que d’adopter un nouveau leader. Un visage en remplace un autre, mais qu’est-ce qui se cache derrière? »


 «En Irlande, isolés, les protestants sont dangereux»

Les mots de Bono sur le processus de paix en Irlande.

Recueilli par SORJ CHALANDON

Le lundi 9 octobre 2000

 Le problème nord-irlandais est très sensible. Il éveille des comportements souvent plus émotifs que raisonnés. Aujourd’hui, les protestants, unionistes et loyalistes, se sentent totalement isolés et abandonnés. Ils se vivent trahis par Londres, assiégés, et nous devons les faire changer de sentiment. Pour cela, les Irlandais doivent réaliser qu’il ne pourra exister de paix durable sans le respect de l’autre. Sans aussi, et c’est l’une des clefs du processus en cours, le droit aux deux communautés de revendiquer et d’exercer leur propre culture.

Ainsi, même si je sais ce que ressent un nationaliste qui entend les tambours dans sa rue, je pense qu’on pourrait librement laisser les orangistes parader où bon leur semble. En contrepartie, ils devraient transformer leurs marches en quelque chose de plus festif, un carnaval plus culturel et poétique que politique. En tout cas, il ne faut pas les isoler car le danger naît de cette mise à l’écart. Dans cet esprit, en 1998, à Belfast, il y a eu un grand concert pour la paix. J’ai demandé à David Trimble, chef unioniste (protestant) et à John Hume, responsable nationaliste (catholique), de me rejoindre sur scène. En coulisse, ils étaient très nerveux. Je leur ai dit: «Je vais vous demander une chose incroyablement difficile pour des politiciens, quelque chose d’impossible.» Ils me regardaient un peu effrayés. «Je vais vous demander de ne rien dire. Rien. Parce que ce sera une image, pas une tribune.»

L’un est entré par la gauche, l’autre par la droite, ils se sont serré la main sous les applaudissements. Ensuite, nous nous sommes retrouvés tous les trois dans une petite pièce. Et là, je suis parti sans prévenir, fermant la porte et les laissant seuls. J’ai même dit aux gars de la sécurité qu’ils ne voulaient pas être dérangés. Ils ont parlé cinq bonnes minutes. Et ce n’était pas si mal.»


 «La cohabitation: un jeu avec le milieu politique»

Les mots de Bono sur la cohabitation en France.

Recueilli par FRANCOIS WENZ-DUMAS

Le lundi 9 octobre 2000

 Vu de l’extérieur, le système français de cohabitation, qui met deux personnes de partis différents à la tête de l’Etat, paraît étrange. Mais au fond cela plaît assez aux gens, et il n’est pas sûr que cette façon de voir les choses soit propre aux Français. Il y a là une façon de jouer avec le milieu politique que l’on retrouve dans d’autres démocraties et qui n’est pas mauvaise. Beaucoup plus inquiétante me semble être la perte de confiance dans le processus politique qui gagne un nombre croissant de gens en raison des affaires et des scandales. Les hommes politiques sont de moins en moins en harmonie avec le peuple. Lionel Jospin, qui n’a pour l’instant été mêlé à aucun scandale, est quelqu’un que j’apprécie. Mais il faut faire très attention à cette perte de confiance qui gagne les gens. On voit le résultat dans la très forte abstention qui a marqué le référendum en septembre.»

 


«Il faut d'autres façons d'enseigner»

Les mots de Bono sur la rentrée universitaire.

Recueilli par E. Df

Le lundi 9 octobre 2000

 

Le système français me semble unique au monde: permettre au plus grand nombre d’accéder à l’éducation, à la culture, c’est fantastique. Mais à condition de donner les outils matériels et intellectuels nécessaires à ceux dont les parents ne sont pas passés par là. Je faisais partie de ces jeunes dont la famille n’avait pas fait d’études – mes parents ont arrêté l’école à 14 ans –, et on ne m’a pas donné ces repères. S’il y a de nouveaux étudiants, issus de milieux qui jusque-là n’accédaient pas à ce niveau d’éducation, il faut sans doute de nouveaux enseignants – ou en tout cas de nouvelles façons d’enseigner, d’accompagner la progression des étudiants. Je comprends que ça puisse être déroutant pour les professeurs mais il faut défendre ce libre accès au savoir et à la connaissance.»  


«Napster ne me pose pas de problème»

Les mots de Bono sur le système d'échange de fichiers sur l'Internet.

Recueilli par EDOUARD LAUNET

Le lundi 9 octobre 2000

 En musique, le hardware a toujours été le moteur du software. Dans les années 70, les gens achetaient des albums pour écouter leur chaîne stéréo, et non l’inverse. Les musiciens s’imaginent souvent que les disques sont plus importants que le matériel, mais ce n’est pas vrai. Le succès du hip hop, par exemple, est venu des systèmes audio crachant des basses, que les jeunes Américains installaient alors dans leurs voitures. Aujourd’hui, le nouveau hardware, c’est l’ordinateur. Et tout ce qui permet d’y apporter de la musique, plutôt que des jeux vidéo stupides, est le bienvenu. De ce point de vue, Napster (logiciel d’échanges de fichiers musicaux, ndlr) est une excellente chose.

«Les gens qui font des copies et se les échangent entre eux, cela ne me pose pas de problème. Mais si ça devient un moyen pour certaines boîtes de se faire de l’argent sur le dos des artistes et de faire grimper leur cours en Bourse, alors ça ira mal pour Mr. Napster. Il y a d’ailleurs des systèmes plus intéressants que Napster: par exemple Freenet, un système mis au point par un Irlandais de 24 ans (Ian Clarke, qui a conçu un réseau dont les utilisateurs peuvent s’échanger des fichiers sans passer par un serveur central et donc sans enrichir d’intermédiaires, nldr).

«Quand les premières cassettes sont apparues, on lisait dans les magasins de disques des avertissements du genre: «La copie tue la musique». Ils auraient dû écrire: «La musique de merde tue la musique». Car les cassettes n’étaient pas le problème. L’industrie cinématographique craignait les cassettes vidéos, or c’est désormais l’une de ses plus grandes sources de revenus. Aujourd’hui, si l’industrie musicale ne veut pas se couper des gens, elle doit trouver un moyen de s’adapter à l’Internet.

«Pour les artistes, le Web change la relation avec le public. Un groupe comme U2, c’est d’abord une culture, et un site permet de mieux la faire partager. Regardez le Grateful Dead: il fut le premier groupe à s’investir dans l’Internet et il a financé en partie The Well (site pionnier du Web, nldr). Moi, je suis un peu le luddite du groupe.

Je préfère parler aux gens pendant qu’ils sont encore dans leur corps (rires). Récemment, j’ai hébergé Paul Allen (cofondateur de Microsoft, que Bono voulait convaincre d’investir dans le Celtic de Glasgow, ndlr). Il voulait relever ses e-mails et il a fait une drôle de tête quand il a vu que je n’avais qu’un ordinateur préhistorique à lui offrir.». 


«Le coup de grâce pour les années 60»

Les mots de Bono sur la destruction du stade de Wembley.

Recueilli par MICHEL CHEMIN

Le lundi 9 octobre 2000

 Wembley, ce n’est pas seulement du football pour moi. U2 y a donné sept concerts. Jouer là, pour nous, surtout la première fois, a provoqué un sentiment très fort. C’était un peu comme si l’Irlande avait remporté la Coupe du monde, tant ce stade représente de choses dans la psychologie anglaise. Ce lieu est attaché au passé glorieux de la Coupe du monde 1966, et plus globalement des années 60. Sur bien des plans, ces années-là étaient géniales.

Le concert le plus important que nous ayons donné à Wembley, c’est en 1993, pour soutenir l’écrivain Salman Rushdie, menacé de mort. Sa situation personnelle nous touchait au cœur et il y avait, plus généralement, la liberté d’expression à défendre. Qui est aussi importante dans le rock que dans l’écriture. Aux Etats-Unis, la musique est censurée, et il était important pour le rock’n roll, parfois agressif, d’être dans ce combat-là, avec Salman Rushdie. Si la liberté d’expression coule quelque part, nous coulons avec.

Dans les années 90, avec de nouveaux groupes musicaux, des joueurs comme Kevin Keegan, Wembley représentait encore un lieu global, où se mélangeaient la musique, la mode et le football. Nous avions l’impression d’y retrouver l’exaltation des années 60. Mais l’échec de l’Angleterre dans le Championnat d’Europe de 1996 a réduit ce sentiment à néant.

La démolition du Wembley Stadium est un coup de grâce. C’est tout le concept des années 60 qui part en fumée. Il va falloir reconstruire, avec de nouveaux joueurs. C’est un challenge passionnant, et c’est mieux qu’une lente agonie.». 


En attendant Bono

Le leader de U2 évoque le prochain, le star system, la culpabilité.

Par GILLES RENAULT

Le lundi 9 octobre 2000

 

Vous êtes sans doute le seul groupe de cette envergure à avoir conservé la même formation depuis le début. Comment l’expliquez vous?
Un groupe qui dure, ça tient du miracle. C’est contre les lois de la gravité: normalement, on est censé se rétamer et se briser en mille morceaux. C’est comme un ovni. Mais rester ensemble est plus difficile que se séparer, dans n’importe quel domaine. Vous savez, Woody Allen a dit de nous: “U2? C’est le groupe qui sort d’un citron géant au milieu de ses concerts?” Mais en dépit de notre gigantisme, nous avons été formés par le punk-rock, avec cette idée que les groupes doivent tôt ou tard être détrônés, à moins d’avoir une bonne raison de rester. J’ai longtemps cru qu’il s’agissait d’une conviction liée à ma culpabilité catholique, mais maintenant je sais qu’elle vient du punk. Il nous faut donc progresser sans arrêt, et ne jamais se laisser aller à la paresse. Nous continuons à faire des disques par respect pour nous-mêmes, et aussi pour justifier l’incroyable cadeau - le succès - qui nous a été donné.

Y a t-il eu des moments où le groupe a failli se séparer?
A chaque album. Pour moi, faire partie d’un groupe revient à s’engueuler continuellement. C’est comme une dispute d’amoureux, très intense et passionnelle. Tout d’abord, on ne se fait aucune concession dans le travail; ensuite, la célébrité finit par vous tourner en ridicule. On pourrait croire que dans ce contexte, l’ego de chacun enfle démesurément. Le mien a fini par exploser, ou plutôt imploser par le côté dérisoire de la gloire. Pourquoi, en vieillissant, voudrait-t-on encore s’emmerder avec toutes les tensions et querelles inhérentes au fait d’être dans un groupe? Bonne question. Plus on mûrit, plus on tend à éviter les conflits. On cherche surtout à vouloir être son propre maître. Je crois que c’est Sting qui a dit un jour “un groupe, c’est comme un gang. Tôt ou tard, il faut en sortir.” Mais quand je regarde autour de moi, je m’interroge: est-ce que c’est réellement plus “adulte” d’être un patron dirigeant des employés? C’est ça, l’évolution? Je n’en suis pas si sûr.
Et puis, être systématiquement adulé m’embarrasse. Je viens de Dublin, et là-bas, on n’a pas peur de la confrontation. A Los Angeles, tout le monde me dit “Oh, j’adore votre dernier album, c’est le meilleur que vous ayez jamais fait.” A Dublin, en revanche, un chauffeur de taxi ne se gênera pas pour me dire “c’est de la merde”.

Y a t-il des périodes où vous ne vous fréquentez pas du tout?
Oui, il y a des moments où on ne veut pas se voir, en particulier à la fin d’un enregistrement où on n’a pas arrêté de s’engueuler. Il m’arrive d’être assez agressif: je suis un musicien frustré. Je me réveille avec des mélodies en tête, mais mes capacités d’instrumentiste sont limitées. Je dépends donc des autres et je leur en veux un peu pour ça. U2 est une démocratie, mais son fonctionnement est incroyablement laborieux, très lent et douloureux; mais c’est une douleur dont je ne pourrais pas me passer.
The Edge est très intelligent. C’est le scientifique du groupe. Selon moi, il a totalement réinventé la guitare, mais il est bien trop timide pour le dire lui-même. Adam (Clayton, bassiste) est notre moine. Comme chacun sait, il a vécu tous les clichés rock’n’roll et ça l’a presque tué. Maintenant, il est calmé. Quant à Larry (Mullen, batteur), c’est le plus réservé d’entre nous.  

Les critiques ne manqueront pas de souligner que votre nouvel album marque un retour au style de vos débuts. Vous êtes vous dit qu’il était temps d’enregistrer à nouveau comme un “vrai” groupe live en studio?
Définitivement. Sur cet album, ce qui compte avant tout, ce sont les chansons. On a retrouvé l’alchimie en jouant ensemble dans une même pièce. Un groupe comme U2 ne peut pas exister uniquement sur ses capacités techniques. Mais le truc avec l’alchimie humaine, c’est qu’il faut attendre le bon moment. Quincy Jones a dit un jour qu’enregistrer, c’était comme attendre que Dieu se pointe dans le studio.

La discographie de U2

Boy (1980)
October (1981)
War (1982)
Under a Blood Red Sky (1983)
The Unforgettable Fire (1984)
The Joshua Tree (1987)
Rattle and Hum (1988)
Achtung Baby (1991)
Zooropa (1993)
Passengers - Original Soundtracks 1 (1995)
Pop (1997)
The Best of 1980-1990 (1999)

Cela vous semble-t-il important de faire passer un message positif comme vous le faites dans la plupart des textes du nouvel album?  
Ce qui compte avant tout, c’est d’être authentique. Et c’est bien plus difficile d’être positif. Depuis quelques années, le rock est rentré dans une phase un peu misérabiliste, il a perdu le pouvoir de vous faire sortir du lit le matin - plutôt que se cacher en dessous. Avec le temps, nous sommes devenus plus nuancés. Dans les années 80, on était très manichéen: les bons d’un côté, les méchants de l’autre, on pointait les injustices. On se préoccupait essentiellement de dépeindre la noirceur du monde. Et les chansons étaient tellement moralisatrices que j’avais du mal à les assumer. D’ailleurs, je n’ai jamais vraiment aimé notre musique de cette période. L’autre jour, Edge m’a forcé à écouter notre Best of 80-90. Je lui ai d’abord dit: “Je ne peux pas! Je chante comme une fille!” Puis, j’ai réalisé que ces chansons naïves et maladroites étaient courageuses et possédaient une qualité extatique très difficile à obtenir. C‘était d’ailleurs tout ce qu’on avait. Les autres groupes avaient les bonnes fringues et les coupes de cheveux adéquates, nous n’avions que notre passion. C’est cela que j’ai voulu recréer sur All that You Can Leave Behind.
Dans les années 90, on a commencé à explorer d’autres thèmes plus abstraits, comme l’ego, l’hypocrisie. Puis j’ai créé ce personnage de pop star caricaturale. Les années 90 étaient l’époque des top models et des super groupes. Du pur marketing. La question que nous nous posions était: que feraient Andy Warhol ou Salvador Dali s’ils jouaient dans des stades? Mais cette époque est révoule. Ça ne marche plus de jouer au plus malin; l’ironie ne fonctionne plus. C’est déplacé. Les gens que je rencontre dans les pubs, les clubs, veulent une approche plus directe.

Avez-vous songé à solliciter d’autres producteurs, plus dance?
Moby voulait travailler avec moi, mais je n’étais pas disponible. Dans le passé, on a travaillé avec Nellee Hooper. Il essayait toujours d’améliorer ma garde-robe! (rires). On continuera à travailler avec d’autres producteurs, mais pour cet album, on ne voulait pas avoir à tout expliquer en détails. Or, Daniel Lanois et Brian Eno font en quelque sorte partie du groupe, on se comprend instinctivement, on n'a pas besoin de se parler.

 

U2 par étapes

1976. Formation à Dublin du groupe U2 (initialement baptisé Feedback, puis The Hype), autour de Bono (chant), The Edge (guitare), Adam Clayton (basse) et Larry Mullen Jr (batterie).

1980. Sortie du premier album, Boy.

1983. Sortie de War, sur lequel figurent New Year's Day et Sunday Bloody Sunday, hymnes dévolus à un rock épique et engagé.

1984. Sortie de The Unforgettable Fire, qui confirme l'ascension internationale du groupe.

1985. U2, de plus en plus investi dans des causes humanitaires, se distingue au concert géant du Live Aid à Londres (au profit des victimes de la famine en Ethiopie). Suivront des soutiens à Amnesty International, aux chômeurs d'Irlande, à la lutte contre le sida, aux mères de la place de Mai, en Argentine, etc.

1987. L'album The Joshua Tree est numéro 1 des ventes dans le monde entier (à commencer par les Etats-Unis, pendant deux mois).

1991. Sortie de Achtung Baby, marquant un virage «électro» couronné de succès, de même que la très longue tournée «Zoo TV» qui se caractérise par son gigantisme et sa sophistication.

1993. L'album Zooropa entérine un souci d'ouverture musicale qui culminera en 1997 sur Pop, aussi éclectique que diversement apprécié. Le «Popmart Tour», qui visite les plus grands stades de la planète, affirme le regard autoparodique que porte U2 sur son statut de mastodonte de la scène internationale.

Ces dernières années, Bono apparaît (et s'engage) au côté de personnalités tel le pape Jean Paul II (!), Salman Rushdie (qui s'inspire de U2 pour son roman la Terre sous ses pieds) ou Vaclav Havel.

31 octobre 2000. Sortie de All That You Can't Leave Behind (Island/Universal).

Que ressentez vous à la fin de l’enregistrement d’un album?
Habituellement, un certain désespoir. Tout ce que j’entends, c’est ce qui manque. Pour celui-ci, néanmoins, on a ressenti un certain soulagement parce qu’on avait des chansons terminées. Bonnes ou mauvaises, mais abouties.

Après tant d’albums, enregistrer est-il devenu plus facile ou le contraire?
De plus en plus difficile. De toute façon, faire quelque chose de génial relève presque de l’impossible, dans n’importe quel domaine. On place la barre plus haut. Aujourd’hui, notre challenge, c’est d’égaler Bridge Over Troubled Water ou Hurricane. Ecrire des chansons avec des mélodies évidentes que les gens puissent fredonner, et des paroles simples, des mots qui sonnent juste et qui concernent les gens dans leur vie quotidienne. Les nouvelles mélodies, ça ne se trouve pas sur un ordinateur.

Vous êtes vous déjà senti sérieusement menacés par d’autres groupes?
C’est arrivé, mais si on reste suffisamment longtemps dans la course, ils finissent par disparaître: ils boivent trop, se détruisent, etc. A l’arrivée, on reste les derniers à tenir debout! (rires). Nirvana, Radiohead, Oasis même, ont vraiment relevé le niveau à un moment donné. Ils ont provoqué de l’émulation, nous ont donné l’envie de faire aussi bien. Nirvana avait - paradoxalement - un côté très cathartique dans sa façon de regarder l’abîme bien en face sans ciller. L’une des caractéristiques du rock, c’est sa capacité à vous transporter, vous donner envie de quitter votre boulot, déclencher une émeute, commencer une histoire d’amour, téléphoner à votre mère, tuer votre père! Radiohead, en revanche, évoque presque Malher: leur musique est très intime. Et Thom Yorke a ce falsetto génial que je veux entendre à la radio. Parce que la fonction du rock, c’est de s’infiltrer dans les charts.

Quel effet cela fait-il d’être toujours à 40 ans une icône des jeunes générations?
On n’a jamais excellé dans le rôle de pop stars. Ni même de groupe rock, d’ailleurs. Selon moi, U2 est simplement le groupe folk le plus bruyant du monde! La seule chose importante dans le statut de pop star, c’est qu’on passe à la radio. Et nous voulons passer à la radio. Je ne sais pas combien de temps cela durera encore. Mais si j’étais romancier, réalisateur ou poète, je n’en serai qu’au début de mon art.   

Cela vous plaît-il d’être si célèbre?  
Le succès peut corrompre d’une façon insidieuse, et je suis sûr que je n’y échappe pas. Mais le fait d’habiter Dublin m’aide à me soigner de ce mal particulier. Le cas classique, c’est de croire que la moindre de vos pensées est capitale. La célébrité, c’est un peu stupide. Et c’est un tel affront par rapport à la réalité. Dans la réalité, nous, les pop stars, sommes des égoïstes et des salauds. Que l’on nous mette sur un piédestal alors que les mères de famille, les infirmiers, les pompiers et d’autres ont du mal à joindre les deux bouts, ça me fait bien rigoler. Tout le monde sait bien au fond que c’est vraiment injuste. Seule la musique devrait compter, on accorde trop d’importance à ceux qui la font.  

Quel effet cela vous fait-il d‘être considéré comme un dieu vivant par certains de vos fans?
“Prenez, car ceci est mon sang...”. Je pense que notre public est assez intelligent. Si je disais à mes fans pour qui voter, ils ne me suivraient pas forcément.

Vous arrive-t-il de vous coltiner des fans obsessionnels ?
Parfois des gens débarquent chez moi pour me transmettre des messages de Dieu. Je suis obligé de leur dire “Mais c’est moi, Dieu! Arrêtez de me faire perdre mon temps”. Une autre fois, j’ai trouvé quelqu’un qui avait l’intention de mourir dans mon jardin - euh, ça vous dérangerait pas d’aller faire ça ailleurs, mes enfants pourraient vous trouver. Il y a aussi le coup du type qui s‘est pointé à ma porte en déclarant “Je suis l’ange de la mort”. Ma femme ne s’est pas démontée. Elle lui a dit “Très bien. Pouvez-vous revenir dans, disons, 40 ans?”

Comme vous, John Lennon se servait de la musique pour faire passer un message spirituel. Vous sentez-vous des affinités avec lui?
Nous n’avons jamais été des hippies. L’idéal Peace & Love des sixties n’est pas le notre. All you need is love?! ... All you need, c’est quelque chose à manger dans nos assiettes, plutôt. Mais ce que John Lennon m’a appris, c’est la simplicité et la capacité de se jeter à l’eau, d’oser prendre des risques - quitte à se ridiculiser.  

Vox populi

U2 pourrait être considéré comme «le plus grand groupe de rock du monde» et Bono son prophète. Ses rivaux des origines punk, de Clash en Cure, ont fait long feu; les Rolling Stones fossilisés, Nirvana mort, REM en jachère, Oasis chroniquement perturbé et Radiohead, un prétendant moins «commercial» pour la ceinture des poids lourds. Respectés par la techno et l'underground, conciliant l'avant-garde et les grand-messes (80 millions d'albums au compteur), les mousquetaires de Dublin règnent depuis une bonne décennie. Fait unique dans les annales, le groupe n'a jamais sombré dans les querelles d'ego, et leur leader Bono ne s'avance en solo que pour la bonne cause.

Fils spirituel de Lennon, moins messianique que Dylan, plus missionnaire que Springsteen, Bono, fruit de l'union-déchirure d'une mère protestante et d'un père catholique en Irlande, entonne son credo sur tous les fronts. La musique peut changer le monde. De Sunday Bloody Sunday, hymne pacifiste aux morts de Londonderry, en MLK à la gloire de Martin Luther King, de Miss Sarajevo à Peace on Earth, Bono manie la spiritualité (la Bible en inspiration majeure) comme une Kalachnikov. Il prêche avec rage la compassion et la responsabilité. Famine en Ethiopie, Live Aid, apartheid, chômeurs d'Irlande, Amnesty international, Nicaragua, sida, Rushdie, NetAid... Bono n'a jamais posé son bâton de pèlerin.

Si le romantisme naïf du bonhomme aux lunettes noires peut exaspérer, l'efficacité de son engagement force l'admiration. Manipulant la modernité du spectacle sans état d'âme, la diva-rock s'est mise au service de ses idéaux. Avocat acharné de l'effacement de la dette du tiers-monde, il bouscule dans les cordes la Banque mondiale et le FMI. Si le fossé entre la prospérité occidentale et la misère du monde se comble un peu demain, ce sera aussi grâce à son combat. Et Bono Vox, ainsi baptisé par ses copains d'après une boutique de Dublin qui vendait des appareils pour sourds et malentendants, aura amplement mérité son surnom.