The Edge dans Guitar Magazine

"The Edge" à l'honneur:

Guitariste mythique à 39 ans, The Edge a vendu plus de 70 millions d'albums avec U2.Et le nouvel album du groupe, "All that you can't leave behind, devrait encore relancer la machine. Mais comme Peter Buck, son, alter ego chez REM, Dave Evans (son vrai nom) est plutôt un anti-musicien qui a contribué à redéfinir le rôle de la guitare dans le rock'n'roll, en traçant un improbable trait d'union entre les riffs sauvages de ses héros et les atmosphères ambiantes et obsédantes des nouvelles musiques électroniques.

En 1996, on lui remettait le premier "Rory Gallagher Rock Musician Award", cet autoportrait aide à comprendre pourquoi.

 

 INTERVIEW, novembre 2000

    Dave "The Edge" Evans est né à Barking dans la banlieue est de Londres, le 8 août 1961. Un an plus tard, sa famille part s'installer à Dublin, ville qu'il n'a pas quittée depuis.
Enfant calme et réservé, il suit une scolarité normale et se destine à une carrière de médecin. A la rentrée 1976, il repère à l'école une petite annonce de Larry Mullen, futur batteur de U2 : "Recherche musiciens pour monter un groupe". Dave répond et se rend chez Larry avec son frère et un ami, Adam Clayton. Dans un coin de la pièce se tient un autre jeune homme, pas très grand mais loquace : Paul "Bono"

Les cinq discutent musique, se découvrent des influences communes et décident de former Feedback, une version embryonnaire de U2 : "Venant du punk, on estimait, comme le Velvet Underground ou les NewYork Dolls avant nous, qu'il p'était pas réellement nécessaire de savoir jouer". Parce que Dave a le visage particulièrement
fin et acéré, les autres le baptisent The Edge. A la fin de sa scolarité, cet élève appliqué malgré sa vocation musicale naissante, explique à ses parents qu'il va se consacrer à la musique durant un an mais promet de tout laisser tomber si rien ne se passe.

Racines punk

En 1978, Feedback devenu The Hype se produit à Limerick en Irlande. Jackie Heyden de CBS Records repère le groupe devenu quatuor (le frère de The Edge est parti) et suggère d'enregistrer une première démo. Paul McGuinness, un homme d'affaires, propose au groupe qui vient de changer à nouveau de nom de le manager:

Cette association dure encore aujourd'hui, un record dans l'histoire du rock. Deux ans et une paire de singles plus tard, Bono, Larry et The Edge rejoignent Shalom, un groupe de chrétiens très pratiquants. Mais il s'avère bientôt que la quête de spiritualité de certains membres du groupe n'est pas partagée par les autres : Larry et Bono, estimant que le style de vie rock'n'roll est incompatible avec la conduite induite par l'église, quittent Shalom. The Edge également mais un peu plus tard et pas avec la même conviction.

C'est avec War, son troisième album en 1983, que U2 explose véritablement. Contenant les tubes "Sunday, Bloody Sunday" et "New Year's Day", il va transformer ce groupe proto punk avide de concerts en un monstre de stade : "Nous sommes de ces musiciens qui estiment qu'un groupe se doit d'être en corrélation avec son public et jouer nos chansons live avant de les enregistrer a toujours été le meilleur test pour juger de leur efficacité".

Guitariste libre dans sa tête et ses mains, adepte des arpèges aériens noyés dans l'écho qui deviendront sa marque de fabrique très identifiable dans "Bullet The Blue Sky" ou "One", The Edge contribue à façonner le son U2 : " L'écho nous rassurait en studio en ce sens qu'il nous donnait l'illusion d'être à l'extérieur, de jouer live. War renoue avec nos racines punk, les expérimentations ne nuisent pas à l'énergie.

Pour la première fois, j'ai travaillé dans mon coin et proposé au groupe des riffs et des suites d'accords que nous avons développées lors des balances".

La même année, The Edge épouse Aislinn O'Sullivan, sa première femme qui lui donnera trois enfants. Le couple divorce en 1996 et The Edge partage aujourd'hui l'existence de Morleigh Steinberg, chorégraphe du Zoo TV Tour et mère de ses deux autres enfants.

Machine de guerre

En 1984,The Unforgettable Fire marque le début d'une longue et prolifique collaboration avec Brian Eno et Daniel Lanois : "J'ai toujours eu l'intuition qu'Eno pourrait nous aider. Il n'était pas très emballé à l'idée de nous produire mais c'est écoutant nos démos à Dublin qu'il a dû s'apercevoir qu'on était plus ambitieux que nos disques précédents le laissaient croire. Eno veut vraiment contribuer à l'arrangement de manière physique, il ne se limite pas aux suggestions. Il joue des claviers avec le groupe, c'est presque un musicien supplémentaire. Sur certains titres comme "The Unforgettable Fire" justement, son influence est très discrète, mais sur d'autres, "Promenade" ou "Elvis Presley In America", sa contribution est majeure.

Nous remettre entre ses mains nous a fait progresser de manière considérable", Porté par le succès de l'album, U2 enchaîne les tournées mondiales, se produit au Live Aid en 1985, attestant de son intérêt pour les grandes causes : "Pendant "Bad", Bono est descendu dans la foule à la rencontre du public.
Cela nous a semblé durer des heures. Pendant ce temps, on jammait comme on pouvait mais bien sûr il monopolisait toute l'attention et son geste a un peu symbolisé le Live Aid dans son ensemble. J'étais déprimé lorsque je suis sorti de scène, mais après coup, j'ai apprécié de revoir ces images. On peut toujours signer des pétitions, participer à des meetings, je crois que ce qui passe par la musique est bien plus important et les gens respectent ça."


L'année suivante, U2 tourne pour Amnesty International puis rentre à nouveau en studio pour enregistrer ce que beaucoup considèrent comme son chef-d'oeuvre : The Joshua Tree. Cet album marque encore une étape dans l'évolution du jeu de guitare de The Edge: "Au plan guitaristique pur, The Unforgettable Fire avait été très libérateur car Brian m'avait laissé entrevoir que tout était permis.Cette fois, nous sommes allés encore plus loin avec ces fameux traitements dont il a le secret, ce travail sur les bandes et via les synthétiseurs". S'ensuit une tournée dont seront extraits un film (Rattle & Hum), un disque (rehaussé par la présence de BB King et enregistré en partie dans les légendaires Sun studio de Memphis) et un livre du photographe Anton Corbijn, preuves que U2 est devenu une énorme machine de guerre.

Naturellement, certains voient dans cette réussite planétaire le début d'un déclin artistique et moral : "je comprends le point de vue de certains de nos détracteurs. Par contre, l'honnêteté qui transpire à chaque plan de Rattle & Hum ne saurait être remise en question. La sincérité de U2 est véritablement son point fort. "

Comme des italiens

Au début des années 90, U2 entame une phase plus industrielle et bruitiste et enregistre Achtung Baby aux studios Hansa, fameux pour avoir inspiré à David Bowie sa trilogie européenne, Low/Heroes/Lodger. Fans de la star anglaise, Bono et les siens s'imprègnent de l'ambiance de la ville et font paraître leur album le plus expérimental.

The Edge continue de déstructurer son jeu de guitare et d'utiliser son instrument de manière révolutionnaire. Dans Zooropa et Pop, les deux autres disques publiés par le groupe qui n'a jamais hésité à se remettre en question au cours des années 90, The Edge adaptera son jeu aux ambiances musicales du moment, techno, dance, ambient : "Lorsqu'on garde trop longtemps la tête dans le guidon, on perd parfois le contact avec le public. On avait un peu le sentiment d'être perçu comme des caricatures. Certains nous écoutaient avec une oreille particulièrement cynique et c'était à nous de suggérer une autre façon d'approcher notre musique.


Des artistes comme Bob Dylan ou Lou Reed nous ont montré qu'il n'était pas toujours nécessaire d'aborder les sujets de front pour bien faire passer les idées. En Irlande les gens sont directs, passionnés comme des Italiens. La circonspection n'est pas notre fort. Bono s'est un peu libéré avec ses personnages tels que celui de "The Fly" avec les grosses lunettes. On est parfois plus efficace lorsqu'on ne s'escrime pas à l'être à tout prix : un peu de second degré ne pouvait pas nous nuire.

C'est également la première fois, durant le Zoo TV Tour que l'on tournait avec un concept ce qui nous permettait d'expérimenter sur scène toutes les nouvelles technologies. La situation globale nous amenait à nous poser des tas de questions du style : Internet arrive, l'information est bombardée dans nos cerveaux à un rythme dingue, mais qu'advient-il de l'être humain ?"

Miles Davis et David Bowie

En 2000, le nouvel album de U2, All That You Can't Leave Behind, marque le retour à un pop plus indie que clinquante. Constitué de chansons qu'aucun arrangement superflu ne vient travestir, il est vraisemblablement l'album du groupe le plus authentique depuis ses débuts : "On n'a pas voulu que la production dissimule notre réelle identité ou la qualité des titres. Pour l'instant, la réaction des gens est des plus enthousiastes. En tant que guitariste, je n'ai jamais autant utilisé de sons clairs que sur ce disque".

Vif, malin, généreux, conscient que l'avenir du rock appartient à ceux qui en usent sans en abuser, The Edge est un exemple. Lui qui n'a jamais joué note pour note les solos de ces héros et n'a jamais piqué de plan à personne, sait que c'est dans la personnalité, l'identité de chaque musicien que réside son vrai talent : "La pop music entre dans une nouvelle ère. Les gens veulent des bonnes chansons, des mélodies mémorisables.

Pour ce disque, on a réfléchi à ce que l'on avait d'unique et nous avons pris conscience que le fait d'être un groupe, toujours bien vivant en l'an 2000, était notre force. On est reconnaissable. Le rock n'est pas toujours synonyme de qualité et la pop n'est certainement pas un art mineur parce qu'avoir une perception naïve de la musique n'a rien de péjoratif.

Qu'on écoute Miles Davis, David Bowie ou qui que ce soit d'autre, la séduction doit être immédiate. c'est quelque chose que nous avons toujours recherché dans notre travail. Il y a cette fraîcheur dans le
nouvel album." .